Pratique fondamentale pour toute vie religieuse et spiri- tuelle, le jeûne s'es

Pratique fondamentale pour toute vie religieuse et spiri- tuelle, le jeûne s'est évanoui du christianisme moderne. Le monachisme lui-même, dont il était une caractéristique, l'a relativement abandonné. On dit qu'il est impossible à l'homme d'aujourd'hui de jeûner comme le faisaient nos pères. Est-ce vrai? Un moine bénédictin, passé à la vie solitaire, pratique l'horaire des repas tracé par saint Benoît dans sa Règle. Il constate que c'est chose facile et heureuse. Cette forme tradi- tionnelle du jeûne est non seulement compatible avec le travail, mais propice à toute activité ; elle est génératrice de bien-être physique et de joie spirituelle ; elle est saine pour le corps et l'âme. Ce «jeûne régulier », le présent ouvrage le décrit. Un spiritualisme désincarné et une conception pénale du jeûne ont peu à peu dégoûté le peuple chrétien de cette expérience irremplaçable. Pour la redécouvrir, il est un moyen : « aimer le jeûne » non comme châtiment, mais comme libération. AdalbertdeVog" AIMER LE JEÛNE L expérience momstique m cerf \ Aimer le jeûne Adalbert de V o g u é Moine de la Pierre-qui-vire Aimer le jeûne L'expérience monastique « Perspectives de vie religieuse » LES ÉDITIONS DU CERF 29, bd Latour-Maubourg, Paris 1988 Nihil obstat. Imphmi potest : Frère Damase DUVILLIER, a b b é de la Pierre-qui-vire, la Pierre-qui-vire, le 1'' avril 1986. © Les Éditions du Cerf, 1988 ISBN 2-204-02804-5 ISSN en cours Au Père Jean Gribomont. osb. de savante et heureuse mémoire Avant-propos Un essai n'est pas un traité. Mettant de côté la pesante érudition dont j'accable d'ordinaire mes rares lecteurs, je livre ici une expérience personnelle, avec la méditation et la recher- che qu'elle a engendrées. L'appareil savant est réduit au mini- mum. D'aucuns le trouveront insuffisant, d'autres trop lourd encore. Tel qu'il est, je le crois indispensable pour étayer une réflexion qui ne se meut pas dans l'univers intemporel des idées, mais sur le terrain de l'histoire des hommes. En effet, le présent essai est à la fois situé de façon précise et largement ouvert sur l'infinie variété des pratiques qui se rangent sous le nom de « jeûne ». Centré sur une forme par- ticulière de celui-ci — le « jeûne régulier » —, il cherche à en pénétrer le sens par comparaison avec les comportements analogues. En pareille matière, l'expérience est tout. Il me fallait donc partir de ce que je connais vitalement. Mais cette ascèse qui m'est devenue famihère — le jeûne prescrit au moine par sa Règle et revenant chaque jour réguUèrement —, j'ai cherché à la comprendre en la rehant à ses origines bibUques et patristiques, à ses vicissitudes par excès ou par défaut au cours des siècles, à ses homologues non chrétiens, voire non religieux, à travers les â g e s et en notre temps. Personnel, mon témoignage devait l'être, si je ne voulais pas m'égarer en discourant théoriquement de ce qui est pra- tique par essence. Cependant parler ainsi de soi-même, n'est-ce pas manquer non seulement à la réserve de l'honnête homme 9 pascalien, mais encore et surtout au secret que le Christ recom- mande à ses disciples? En écrivant, j'ai souvent songé aux « hypocrites » qui publient leur jeûne, au lieu de le garder pour le regard du Père. Rappelée aux moines par maint apophtegme, la consigne évangélique n'a rien perdu de sa force, je le sais. Si j'y contreviens matériellement, c'est pour la raison que j'ai dite, en espérant que ce motif me vaudra de ne pas perdre ma « récompense ». Mon expérience est d'ailleurs si restreinte que je ne m'attends guère à en être loué. Ce que je crains plutôt, c'est que l'exposé honnête que j'en fais ne donne du jeûne régu- her une image inférieure à la réalité. Peut-être ai-je trop insisté sur la facilité avec laquelle il se pratique, de nos jours encore. Mais cette insistance a au moins l'avantage de dissiper une légende tenace, qui barre aujourd'hui la route à tout essai de jeûne véritable : celle de l'impossibiHté, pour l'homme moderne, de jeûner comme le faisaient les Anciens. Si mon modeste témoignage contribue tant soit peu à éliminer cet obstacle, je ne regretterai pas de l'avoir présenté sans fard. Sans doute la démythisation qui en résulte rendra-t-elle la pratique traditionnelle moins prestigieuse aux yeux de cer- tains. Si toutefois, prenant ainsi courage, ils tentent à leur tour l'expérience, celle-ci leur enseignera la grandeur et la valeur du jeûne mieux qu'aucun discours. Je dois des remerciements à deux jeunes moines de ma communauté : Frère Christophe Vuillaume, auteur d'un mémoire de maîtrise sur le jeûne, qui a formulé d'utiles obser- vations sur chacun de mes chapitres, et Frère Maximilien Amilon, qui m'a fait bénéficier de son savoir de médecin. Outre les travaux cités dans les notes, j'ai lu avec profit quelques articles anciens ou récents'. Ces mentions peuvent 1. H.-M. FÉRET, « Plaidoyer pour le jeûne », dans Prêtre et apôtre 31 (1949), p. 6-9; P. MIQUEL, « Le jeûne », dans Lettre de Ligugé 181 (janv. 1977), p. 1-11 ; R. OSSART, « Le jeûne : hier et aujourd'hui », ibid., p. 27-33. • 10 tenir lieu de bibliographie dans un ouvrage qui, je le répète, ne se situe pas au plan de la science. En revanche, j'ai indi- qué dans un appendice l'horaire des jeûnes de la Règle de saint Benoît et celui de la Règle du Maître. Ce petit livre ne s'adresse pas seulement, en effet, à ceux qui vivent dans les monastères ou connaissent la vie monastique, mais encore à tout lecteur intéressé par l'expérience humaine et religieuse du jeûne. Peut-être certains de mes propos sur l'état actuel de la vie reUgieuse paraîtront-ils trop sévères. De fait, ma recherche est née d'une surprise, voire d'un scandale : comment le jeûne peut-il être totalement absent d'un genre de vie qui le requiert nécessairement ? Qu'on ne voie là, pourtant, aucune oppo- sition de principe au monde moderne et à la forme qu'y a prise le monachisme. Au contraire, c'est mon appartenance à l'un et à l'autre qui me paraît exiger pareille franchise lucide. Car la modernité est essentiellement critique. Pour être authentiquement moderne, il faut critiquer la modernité. Par là, je crois faire œuvre non d'hostilité mais d'amour. Il ne s'agit pas d'accuser le monde et le monachisme contem- porains, mais d'enrichir le premier des valeurs que le second peut et doit lui apporter. Notre monde a besoin de moines qui soient différents de lui. Plaise à Dieu que cet essai les aide à rendre plus belle et plus nette la partition qu'ils ont à chanter dans l'immense symphonie du temps présent. 1 L ' e x p é r i e n c e d'un moine solitaire Une journée en l'an de grâce 1985 Il est midi. Comme chaque jour, je descends de mon ermi- tage au monastère, distant d'un kilomètre, pour y prendre aliments, livres et courrier. Levé à trois heures, j'ai d'abord célébré l'office nocturne pendant une heure et demie, puis vaqué à diverses occupations, dont la plus massive a consisté en quatre heures d'étude. Il y a eu la messe ou la commu- nion, des tâches pratiques, de la marche et de la « médita- tion », de brefs offices. Mais pas de petit déjeuner : depuis près de dix ans, je n'en prends jamais. Cette heure de midi est celle d'un bref contact avec la com- munauté dont je suis sorti et à laquelle j'appartiens toujours. En une demi-heure, je passe à la boîte aux lettres, à la bibho- thèque, à la cuisine, et je regagne mon ermitage avec la nour- riture de mon esprit au bout d'un bras et celle de mon corps au bout de l'autre. J'ai ainsi tout ce qu'il me faut pour les prochaines vingt-quatre heures. Mais rentré en cellule, tan- dis que j'ouvre — quand il y en a — lettres ou paquets et que, après une courte sieste, je me remets à l'étude, la cas- sette de bois qui contient mon repas reste fermée : depuis six ou sept ans, je ne prends pas de déjeuner. Ces heures de l'après-midi sont les meilleures de la jour- née. Deux heures et demie de travail intellectuel, l'office de 13 none, une heure de travail manuel, une autre de marche et de « méditation » dans la forêt. A jeun depuis la veille au soir, je suis à ce moment en pleine forme. On dirait que mon tonus a monté, à mesure que s'éloignait l'unique repas quo- tidien. L'esprit est lucide au maximum, le corps vigoureux et dispos, le cœur léger et plein de joie. En rentrant de la forêt, vers six heures et demie, je pré- pare la table et prends mon repas. Celui-ci comprend les quatre mets que les frères de la communauté prennent à midi : œufs ou poisson, légumes, salade et fruits, mais souvent je remplace un des deux derniers par du fromage. Pain à dis- crétion. Je mange lentement, tout en lisant, de sorte uploads/Geographie/ adalbert-de-vogue-aimer-le-jeune.pdf

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