52  Sciences et Avenir - octobre 2011 Rencontre octobre 2011 - Sciences et Ave

52  Sciences et Avenir - octobre 2011 Rencontre octobre 2011 - Sciences et Avenir  53 L’économie utilise aujourd’hui l’outil mathéma- tique de façon massive. Pourtant, selon vous, il s’agit d’une science humaine et sociale. Pour quelle raison ? Il est vrai qu’il n’existe pour ainsi dire plus d’économie sans mathématiques ! Mais elle est incontestablement une science sociale, au même titre que la psychologie, la sociologie, le droit, la science politique… pour la bonne raison qu’elle décrit des comportements humains. Jusqu’à la fin du xixe siècle, l’économie était très ouverte, comme en témoigne Adam Smith qui en a abordé les as- pects psychologiques dans la Théorie des sentiments moraux. C’est au xxe siècle qu’elle s’est « mathématisée » et, ce faisant, inévitablement éloignée des sciences hu- maines et sociales. Cette étape était nécessaire. Mais de- puis dix à vingt ans, on observe un retour aux origines. Issu de Polytechnique et des Ponts et Chaussées, vous avez avant tout une formation mathématique. Qu’est-ce qui vous a attiré vers l’économie ? Précisément cette combinaison de rigueur mathéma- tique et de comportements humains. Lycéen, je lisais beaucoup de livres d’histoire et de sociologie. J’appré- ciais Claude Lévi-Strauss et Marcel Proust qui analy- saient parfaitement les petits jeux auxquels nous jouons avec les autres et avec nous-mêmes. J’ai ensuite abordé l’économie aux Ponts et Chaussées, qui ont une forte tra- dition dans ce domaine, puis j’ai fait mon doctorat au Massachusetts Institute of Technology (Etats-Unis) sous la direction de l’Américain Eric Maskin, à peine plus âgé que moi, qui a obtenu le prix Nobel en 2007. J’y ai décou- vert des champs de l’économie et des outils peu connus en France à l’époque : l’économie industrielle, la théorie de l’information, la théorie des jeux… Justement, qu’est-ce que la théorie des jeux, très en vogue aujourd’hui ? Il s’agit d’analyser les choix faits par les acteurs, tous interdépendants, dans une situation donnée. Par exemple, nous nous interrogeons sur la façon dont les concurrents vont réagir si une entreprise décide de bais- ser ses prix. Nous raffinons l’analyse grâce à une théorie connexe, dite théorie de l’information. En effet, un ac- teur donné ne sait pas toujours exactement de quelle in- formation dispose ses concurrents ! Or, cette donnée est capitale pour prendre des décisions. J’ai beaucoup ex- ploré et approfondi la théorie des jeux, notamment avec Eric Maskin. Nous avons défini la notion « d’équilibre de Markov parfait » qui montre qu’on peut toujours identi- fier une variable – comme la part de marché d’une en- treprise ou sa capacité de production, l’endettement d’un Etat, etc. – qui synthétise à elle seule toute l’histoire d’un jeu, et qui permet de prévoir ce que seront les stratégies des acteurs. Cette notion est maintenant largement utili- sée dans les travaux empiriques, portant sur la constitu- tion des oligopoles par exemple (lire les Repères p. 54). Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans l’écono- mie industrielle ? En raison de son aspect concret ! En effet, cette branche de la micro-économie étudie les stratégies de l’entreprise et les effets de l’intervention publique. Il s’agit d’une part de comprendre comment les entreprises définissent leur gamme de produits, mettent en œuvre leur recherche et développement, gèrent leur propriété intellectuelle, quelles contraintes elles exercent sur leurs distributeurs, comment elles se financent, etc. Et d’autre part, les effets du droit de la concurrence, qui combat la constitution de cartels ou les abus de position dominante. En quoi consiste concrètement la recherche en économie ? On part d’une situation réelle, par exemple la concur- rence entre logiciels libres et logiciels commerciaux. On représente cette situation grâce à un petit modèle mathé- matique simple avec quelques paramètres, puis on y ajoute des hypothèses de comportement des acteurs, issues notamment de la théorie des jeux : pourquoi quelqu’un décide-t-il de contribuer à mettre au point ces logiciels libres ? Pourquoi Microsoft met-il lui-même des logiciels en accès libre ? On analyse ensuite les résultats, dont on peut tirer des conclusions, comme le L’économie se nourrit des neurosciences ” Jean Tirole, économiste Si elle s’est « mathématisée », l’économie est d’abord une science sociale, plaide ce fervent partisan de la théorie des jeux, figure de l’école de Toulouse. jean tirole, 58 ans, médaille d’or du CNRS en 2007, est professeur d’économie à l’université Toulouse-I et directeur scientifique de l’Institut d’économie industrielle (Idei). Il enseigne également au Massachusetts Institute of Technology, (Etats-Unis). En 2010, le nouveau prix Claude Lévi-Strauss a récompensé son apport dans le domaine des sciences humaines et sociales.  54  Sciences et Avenir - octobre 2011 Rencontre octobre 2011 - Sciences et Avenir  55 repères succès potentiel de tel ou tel logiciel ou le béné- fice pour une société de développer des logiciels de bonne qualité et bon marché, etc. Si le modèle est validé, ces conclusions, théoriques peuvent déjà servir aux décideurs. Comment valider ce modèle ? Par la statistique économique, connue sous le nom d’éco- nométrie qui consiste à faire traiter par le modèle d’im- portantes bases de données historiques – celles de la consommation, des prix… – et à voir si ses prédictions se vérifient. Si les données ne sont pas disponibles, on peut aussi tester le modèle en laboratoire. On fait appel à des volontaires que l’on fait jouer. Par exemple, pour étudier ses motivations altruistes, nous donnons 10 e à un individu en lui précisant qu’il peut les garder pour lui, ou en donner aux autres mais sans choisir les bénéfi- ciaires. S’il donne, est-ce pour être généreux ou « s’ache- tance des effets de comparaison sociale – le fait par exemple qu’un salarié est sensible au montant de son sa- laire mais aussi à celui de ses collègues – en observant leur impact sur l’activation du stratium ventral, une partie du cerveau associée aux émotions et à la motivation. Un Big Brother économique ne risque-t-il pas de naître de telles recherches ? Les résultats de certaines expériences peuvent inquiéter. Par exemple, un autre neuro-économiste, Ernst Fehr, a montré comment l’injection d’une hormone, l’ocytocine, augmente la confiance que l’on a vis-à-vis d’autrui, dans une situation de jeu qui implique un don d’argent. On peut très bien imaginer des usages néfastes d’une telle découverte dans le domaine de la consommation ou de la politique. Il faut donc réguler l’utilisation de ces nouveaux savoirs. Comment l’école d’économie de Toulouse, dont vous êtes un des piliers, a-t-elle acquis une réputa- tion mondiale ? On la doit d’abord à Jean-Jacques Laffont, un économiste toulousain très charismatique, aujourd’hui disparu. Il a regroupé, à partir des années 1980, des passionnés d’éco- nomie industrielle dont je suis. Résultat : Toulouse est aujourd’hui deuxième au plan mondial et premier en Eu- rope en économie industrielle, si l’on se fie au classe- ment qui prend en compte les publications dans les re- vues scientifiques les plus prestigieuses. Et ce n’est pas tout. Il y a eu à Toulouse des innovations institution- nelles, comme la création par Jean-Jacques Laffont, en 1990, de l’Institut d’économie industrielle (Idei). Une cin- quantaine de chercheurs y mettent en œuvre une re- cherche qui intéresse directement les entreprises et les administrations, qui nous financent par des contrats. Dans le même temps, nous y explorons des thèmes nou- veaux comme le logiciel libre, les cartes de paiement, la dérégulation du marché des télécommunications ou les marchés de l’électricité. Enfin, les économistes toulou- sains ont créé en 2007 la Fondation Jean-Jacques Laf- font, qui soutient la recherche et l’enseignement en éco- nomie à Toulouse, dont le budget est assuré par le mécénat*. Notre façon de financer la recherche suscite parfois l’étonnement dans le monde scientifique français, mais nous avons établi des règles de transparence, comme le fait de dire dans un article si l’on reçoit un fi- nancement issu du secteur économique concerné par ce travail, ce pour prévenir les conflits d’intérêt. Le fait de publier dans les meilleures revues internationales à co- mité de lecture contribue aussi à asseoir la crédibilité et prouver l’indépendance de nos recherches. Comment expliquez-vous que les économistes, qui disposent de nombreux indicateurs, n’aient pas vu venir la crise financière de 2007-2008 et n’aient pas su éviter celle de 2011 ? La crise de 2008 n’a pas été une surprise totale, du moins pour nous. Si on considère les quelques ingrédients prin- cipaux qui y ont contribué, comme la titrisation, les pro- duits dérivés, l’endettement excessif des ménages amé- ricains et des banques ou le rôle des agences de notation, les économistes avaient travaillé sur ces sujets ces vingt dernières années et publié leurs travaux. De même, les effets de groupe, qui poussent les traders à prendre des risques pour briller au sein de leur communauté, avaient été analysés par les économistes et les psychologues. Si ces travaux avaient davantage été expliqués aux poli- tiques, peut-être l’ampleur de la crise aurait-elle été moindre ! Quant à la crise de 2011 sur la dette des Etats, les écono- mistes avaient averti les politiques et l’opinion publique des dangers de la uploads/Finance/ sa776-052-055new-pdf.pdf

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  • Publié le Jan 22, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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