Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com -

Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com - M.L.M.S. éditeur - 13250 Saint-Chamas 1 Mai 2001 Pour une linguistique interactionnelle Par Lorenza Mondada Université de Bâle Suisse Cet article 1 se propose de réfléchir aux conséquences épistémologiques et pratiques qui découlent de la prise au sérieux de la dimension interactionnelle dans le champ de la linguistique. Ces conséquences concernent de nombreux aspects de la discipline: en premier lieu l'émergence d'un paradigme qui reconnaît à l'interaction un rôle constitutif non seulement dans les pratiques des locuteurs mais aussi dans la structuration des ressources linguistiques; en deuxième lieu, l'exigence d'une démarche de terrain qui contraste avec les façons de faire des linguistes de cabinet et qui va de pair avec l'exigence de travailler sur un certain type de données – des activités interactionnelles enregistrées dans leur contexte social ordinaire – contribuant à une redéfinition possible de l'objet de la linguistique; en troisième lieu, une analyse interactionnelle concevant un modèle des pratiques situées des locuteurs fondé sur des catégories descriptives en mesure de rendre compte de phénomènes dynamiques et émergents. Cette approche s'ancre dans le contexte d'une mutation de la discipline apparue dès les années '80, marquée par une attention renouvelée pour les discours oraux attestés et enregistrés dans diverses situations sociales. Quatre tendances peuvent être citées pour situer les facteurs favorisant un intérêt croissant pour l'interaction en linguistique: • l’essor des grammaires de l’oral, revendiquant leur spécificité par rapport aux grammaires existantes souvent tributaires de l’écrit et de l'imposition ou de la naturalisation de ses normes et de ses standards. L'attention des syntacticiens pour les phénomènes d'oralité invite non seulement à de nouvelles formes de description mais aussi à des élargissements de la perspective grammaticale, par exemple vers une macro-syntaxe complémentaire à la micro-syntaxe (cf. Blanche-Benveniste, 1987, 1990; Gadet & Kerleroux, 1988; Berrendonner, 1990 pour le français); 1 Cet article est une version réélaborée d'une première esquisse parue dans les Working Papers du Romanisches Seminar de l'université de Bâle (Acta Romanica Basiliensa ARBA, 8, 1998, 113-130). Il a bénéficié des échanges ayant accompagné des communications dans plusieurs universités, notamment à Paris, Lyon, Bielefeld, Mannheim, Budapest et Campinas. Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com - M.L.M.S. éditeur - 13250 Saint-Chamas 2 • le développement des grands corpus de données orales authentiques – bien que leur taille demeure inférieure à celle des corpus de données écrites – initiés notamment dans le domaine de l’anglais (Svartvik & Quirk, 1979). Ces corpus augmentent l’accessibilité de données quantitativement importantes et sociolinguistiquement diversifiées, en ouvrant ainsi de nouvelles possibilités pour la comparaison, l’analyse de la variation, le traitement qualitatif/quantitatif des formes linguistiques (cf. Aijmer & Altenberg, 1991; Kallmeyer, 1997; Bilger, 2000); • un intérêt général pour l'interaction verbale de la part des analyses du discours (cf. notamment Coulthard, 1992; Dijk, 1985; Fairclough, 1995 dans le domaine anglo- saxon, Kerbrat-Orecchioni, 1990-1994 en France, Orletti, 1994; Galatolo & Pallotti, 1999 en Italie, le Cercle d'Analisi del Discurs, 1997; Cots, Nussbaum, Payrató, Tuson, 1990; Tuson, 1997; Gallardo Pauls, 1996 en Espagne; Kallmeyer, 1996; Deppermann, 1999 en Allemagne), ainsi que de la sociolinguistique interactionnelle (développée, outre que par Gumperz, 1982, de façon parallèle par des auteurs comme Kotthoff, 1996; Hinnenkamp, 1989; Martin Rojo, 1994; Pujolar, 1997). • la diffusion de l’analyse conversationnelle d'inspiration ethnométhdologique (cf. pour des présentations Gülich & Mondada, à paraître; ten Have, 1998; Levinson, 1983, ch. 6) dans certains courants linguistiques, notamment fonctionnels, renouvelant l’approche de la grammaire dans l’interaction (Ochs, Schegloff, Thompson, 1996). Ces différentes mouvances, et notamment la dernière sur laquelle nous reviendrons, constituent l’arrière-fond sur lequel nous pouvons aujourd’hui mieux situer les caractéristiques d’une linguistique interactionnelle (Mondada, 1995a, 1995c, 1998a, 1999, 2000a – cf. Selting, 1995, 1996; Ono & Thompson, 1995; Ford, Fox, Thompson, 1996; Auer, Couper-Kuhlen, Müller, 1999) qui intègre les conséquences de l’étude de la parole-en-interaction et ses caractéristiques localement situées dans son approche du terrain, dans la description de son objet et dans la définition de ses catégories. Cet article se propose donc plusieurs buts: d'une part il vise à expliciter la démarche pratique par laquelle la linguistique interactionnelle constitue ses propres objets (ch. 1); d'autre part il entend montrer comment une analyse peut se déployer sur les données ainsi recueillies (ch. 2); enfin il entend tirer quelques conséquences théoriques de ces perspectives empiriques et analytiques (ch. 3 mais déjà ch. 1.3.). 1. Le rôle constitutif de l’interaction: effets sur la définition du terrain, des données, des modèles Le recours de plus en plus massif à des corpus de données orales observable dans la littérature de ces deux dernières décennies entraîne des conséquences plus radicales qu’on ne puisse le penser de prime abord. Même s’il ne suffit pas de travailler sur des données issues de transcriptions d’interactions verbales pour autant faire de la linguistique interactionnelle (de nombreux travaux en effet continuent à appliquer les mêmes catégories descriptives tout en passant d‘une analyse basée sur des exemples fournis par introspection à celle de corpus dits "authentiques", dans une démarche visant à capitaliser les acquis des analyses précédentes et à élargir de façon cumulative les modèles de la grammaire) – nous considérons que l’ouverture à des données interactionnelles est susceptible de mettre en cause des outils et des catégories d'analyse traditionnels ainsi que de créer de nouvelles exigences méthodologiques et théoriques, qui en retour obligent à revoir un certain nombre de présupposés régissant les modèles linguistiques classiques. Cette révision des présupposés est indissociable d‘une réflexion sur trois aspects fondamentaux pour la construction du savoir linguistique: l’approche du terrain, la définition et le recueil des données pertinentes, la formulation de modèles adéquats. Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com - M.L.M.S. éditeur - 13250 Saint-Chamas 3 1.1. Une pratique renouvelée du terrain Alors qu’une démarche sur le terrain - entendue ici comme le déplacement du chercheur dans les lieux sociaux où s’élaborent et sont échangées celles qui deviendront ses futures données, en vue de les recueillir et de les enregistrer, voire de les constituer comme telles - est rendue inutile par l’introspection et est fortement domestiquée par le recours à des questionnaires, elle est fondamentale lorsqu’on a l'exigence de travailler sur des données attestées dans leur contexte social d’énonciation (cf. Mondada, 1998b). Cette exigence va de pair avec deux assomptions fondamentales: • L’interaction sociale, dans ses formes variées, allant de la conversation ordinaire aux échanges professionnels et institutionnels, est le lieu prototypique de l’usage des ressources linguistiques, outre que de la construction de l’ordre social, des relations, des positions et des identités catégorielles des participants. C’est donc sur ce locus privilégié, à la fois pour les pratiques des acteurs et pour les observations des chercheurs, que se focalise le travail de recueil et d’enregistrement des données. • Les formes de la langue autant que les pratiques langagières se configurent en structurant et en étant structurées par leur situation d’énonciation et d’interaction. Leur indexicalité se définit dans le double fait qu'elles s'ajustent constamment au contexte et que ce faisant elles contribuent à faire émerger les éléments pertinents de ce contexte. Cette reconnaissance du rôle constitutif de l‘interaction incite procéder à un recueil des données dans leur contexte, sans que ce dernier soit fabriqué, manipulé ou provoqué par le chercheur aux fins de son enquête. En effet, un contexte qui aurait été aménagé par l'enquêteur — comme c'est le cas dans une situation expérimentale ou lorsque l'interaction est contrôlée par lui, par exemple dans l'entretien ou dans d'autres techniques d'élicitation d'informations — ne ferait que rendre observables les caractéristiques de l'échange particulier entre le chercheur et l'informateur et non pas les propriétés des interactions que ce dernier vit quotidiennement en tant qu'acteur social engagé dans une pluralité d'activités. Pour cela, la linguistique interactionnelle et l’analyse conversationnelle d'inspiration ethnométhodologique pratiquent une démarche de terrain qui fait recours à une intégration du chercheur dans les groupes observés, à une invasivité minimale dans les activités enregistrées, à l'auto-enregistrement de la part des acteurs, à l'utilisation de dispositifs d'enregistrement prévus par les acteurs eux-mêmes pour leurs propres fins pratiques. Ces précautions méthodologiques ne veulent pas effacer l'indexicalité propre à toute activité, y compris celle du chercheur: la démarche consiste à ne pas vouloir rémédier à cette indexicalité mais plutôt à traiter le chercheur présent sur le terrain (son point de vue, son corps ou ses prothèses techniques, comme le micro ou la caméra par exemple) comme un acteur social parmi d’autres, interagissant lui-même avec ses partenaires - c’est-à-dire comme un participant contribuant à l’organisation interactionnelle des activités sociales dans ce contexte-là. La configuration de la scène par les techniques utilisées (effets de perspectivisation déclenchés par la prise de son autant que par le cadrage des images vidéo) et par la démarche ethnographique adoptée font dès lors partie des phénomènes à décrire et à analyser. L’argument de l’indexicalité est donc double: d’une part il invite à considérer les activités dans leur propre contexte, d’autre part il invite à reconnaître que l’observateur s’intègre dans le contexte observé (Mondada, 1998b, à paraître b). Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com uploads/Finance/ mondada-pour-une-linguistique-interactionnelle.pdf

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  • Publié le Jui 01, 2021
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