g CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N° 28/29 (187-204) 187 LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE
g CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N° 28/29 (187-204) 187 LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE LATINE (1941-1945) : AU DELÀ DE LA PROPAGANDE DE VICHY HUGO ROGÉLIO SUPPO* L’AMÉRIQUE LATINE, UN ENJEU CULTUREL POUR LA FRANCE EN GUERRE A u cours de l’année 1941, le Cabinet du Maréchal Pétain organisa, avec le Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE) et par l’inter- médiaire de l’impresario Jean Clairjois, deux grandes actions de pro- pagande en Amérique latine : l’envoi de la troupe de théâtre de Louis Jouvet et celle du groupe des Petits chanteurs à la Croix de Bois. Les objectifs étaient clairs : il s’agissait de prouver que, malgré la défaite, la France existait encore, qu’elle était unie et que son gouvernement était légitime. Comme les rela- tions commerciales et financières entre la France et cette partie du monde étaient pratiquement inexistantes, à cause de la guerre, le seul moyen d’action relevait du domaine culturel, culturel étant entendu comme « propagande cul- turelle », « propagande intellectuelle » ou « propagande artistique ». Dès 1940, le service d’action artistique du SOFE avait d’ailleurs mis en place un nouveau projet de propagande musicale (particulièrement invraisemblable) qui consis- tait, dans un premier temps, à établir une liste des œuvres musicales les plus mar- quantes de différents pays. Ces œuvres devaient ensuite être étudiées par de jeunes artistes français qui seraient envoyés à l’étranger. Sur place, l’Alliance fran- çaise, l’ambassade (ou tout autre institution française), aurait été chargée d’organiser des concerts : « Chaque audition d’œuvres étrangères témoigne- rait de l’intérêt apporté en France à la connaissance des diverses écoles et se ter- minerait par l’exécution d’œuvres modernes françaises dont le seul rappel suf- firait à authentifier l’influence exercée par nos écoles sur la production internationale au cours des quarante dernières années » 1. Le choix de Louis Jouvet n’était pas dû au hasard. En effet, suite à la défai- te, la naissance de la « zone libre » avait divisé la France en deux et presque toutes les troupes de théâtre étaient restées en zone occupée. Seule rescapée : * Université de Rio de Janeiro, CREDAL. HUGO ROGÉLIO SUPPO 188 CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N°28/29 D ’ U N B O R D À L ’ A U T R E D E L ’ O C É A N la compagnie de théâtre de l’Athénée, connue aussi comme le théâtre Louis Jouvet. Cette dernière « se trouve au complet en zone libre et est pratique- ment la seule à pouvoir être utilement « exportée à l’étranger » 2. De plus, la troupe a déjà l’habitude de faire des tournées subventionnées par le gouver- nement : dès 1940, le groupe de théâtre de l’Athénée avait proposé au secré- taire d’État à l’Instruction Publique et à la Jeunesse d’effectuer deux tournées, une pour fin 1940, dans la Zone libre, en Espagne, en Suisse et en Afrique du Nord, et une autre, pour 1941, aux États-Unis3. De fait, Louis Jouvet, après l’armistice, reprend très vite ses activités scéniques et monte L’École des femmes à l’Athénée. Fin 1940, il déclare à l’hebdomadaire Aujourd’hui : « Le moment est venu d’une reconstitution, d’une refonte du travail dramatique. Depuis des années on n’osait pas porter le couteau dans certains pâtés à la croûte épais- se comme un blindage. Maintenant leur carapace est béante » (Ragache, 1988 : 45). À Paris, les « nouvelles autorités », dont font partie Charles Dullin et d’autres personnalités, confient à Louis Jouvet le contrôle des grands théâtres natio- naux, jusqu’à son départ en tournée pour l’Amérique du Sud, en 1941. Louis Jouvet, ambassadeur de la culture française en Amérique latine Après avoir ébauché le plan et le programme de la tournée avec Jean Clairjois le 12 mars, Louis Jouvet, à qui l’on a promis une « forte subvention », s’instal- le provisoirement à Vichy, où il est contacté personnellement par Ch. Rochat et par le Cabinet du Maréchal. Tout est décidé rapidement et le départ est prévu pour juin 1941. Plusieurs obstacles sont franchis : d’abord, l’obtention de dérogations spéciales pour les neuf membres de la troupe, composée au total de seize personnes, qu’un décret vichyste (circulaire n° 223 du 24 avril) inter- dit de quitter le territoire national parce qu’ils sont âgés de moins de 40 ans (Jouvet obtient gain de cause en arguant que le texte officiel prévoit des excep- tions pour les artistes « dont le voyage à l’étranger présenterait des avantages sérieux pour notre propagande »); ensuite, la demande de la nationalité fran- çaise pour Joseph Eschweiler, dit Jean Clairjois, d’origine belge ; enfin, faire face aux accusations du commissaire général aux questions juives contre Jean Clairjois et Marcel Weil-Karsenty4, puis obtenir des visas de transit espagnol pour pouvoir embarquer au Portugal. Le gouvernement brésilien aide aussi, en intervenant auprès du gouvernement espagnol pour obtenir des visas et en trouvant des places dans un bateau au départ de Lisbonne, pour Rio de Janeiro. Le projet est grandiose : il s’agit d’envoyer en Amérique latine au total 25 personnes, en sus des 16 acteurs, soit toute l’équipe du Théâtre de l’Athénée (personnel technique, chefs machinistes, régisseurs…), ainsi que le matériel (décors, costumes, etc., ce qui représente environ 10 tonnes ou 160 mètres cubes, soit 3 wagons !). Louis Jouvet agit ainsi comme un vrai ambassadeur de France (un passeport de service lui est même été accordé). De gros moyens financiers5 sont mis à sa disposition, pour ce qui est considéré comme le prin- cipal effort de propagande intellectuelle de l’année 1941. Il faut en effet « que LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE LATINE (1941 - 1945) CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N° 28/29 189 D ’ U N B O R D À L ’ A U T R E D E L ’ O C É A N la France puisse, au moins dans le domaine intellectuel, rester présente cette année en Amérique du Sud d’où nous avons reçu d’innombrables témoignages d’attachement à notre culture » 6. Le projet doit cependant être réalisé sans beau- coup de publicité, pour éviter l’intervention des Allemands, des Anglais ou même des Nord-Américains. Cela n’empêche pas l’Agence Havas d’annoncer, fin 1940, la venue de la troupe pour 1941. Aussitôt connue la nouvelle, M. Piergili, organisateur de la saison officielle du théâtre municipal de Rio, s’adresse à l’ambassade pour essayer de se mettre en contact avec Louis Jouvet, mais celle-ci n’est au courant de rien ! Tout est organisé et contrôlé dans les moindres détails par le gouverne- ment vichyste, y compris le répertoire et les artistes. L’impresario brésilien qui travaillait habituellement avec Jean Clairjois, N. Viggiani, reçoit ainsi, avec le réper- toire, les indications qui doivent figurer sur les affiches publicitaires et qui ne seront rendues publiques qu’après le départ de la troupe : « Louis Jouvet, Madeleine Ozeray et la Compagnie du théâtre Louis Jouvet » 7. Le cas de la tragédienne Vera Koretzky - dit Vera Korene - est à cet égard très révélateur. Sociétaire de la Comédie française, elle avait quitté la France entre les mois de mai et juin 1940 : elle avait donc été déchue de la nationalité française. Réfugiée à Rio de Janeiro, elle organisait des récitals français. Louis Jouvet suggère, en 1942, de l’engager pour jouer un des rôles d’une des nouvelles pièces du répertoire. L’ambassadeur écrit à Vichy pour soutenir ce projet, puisque Vera Korene a eu un comportement correct à l’égard du gouvernement français et sa participa- tion « serait à la fois un gage de succès et, de notre part, un témoignage de haut libéralisme que les Brésiliens apprécieraient et que les Français accueilleraient comme un appel à l’union » 8. Toutefois, Auguste Rendu (président du Comité de la France libre à Rio de Janeiro) souligne, en novembre 1941, le rôle actif de Vera Korene dans son action en faveur de la France libre, alors que le profes- seur Victor L. Tapié, détaché à Rio de Janeiro et de passage à Vichy préfère retenir « l’attitude correcte et digne de Mlle Véra Korene, qui se trouve actuel- lement à Rio de Janeiro. Sa présence au Brésil n’a donné lieu à aucun incident fâcheux. Elle vit dans une retraite laborieuse et ne s’occupe d’aucune ques- tion politique » 9. La réponse de Ch. Rochat est pourtant nette : « Il est impos- sible, pour les raisons de principe que vous comprendrez, d’autoriser Mme Vera Korene à jouer dans une troupe bénéficiant du patronage officiel du gouvernement français » (Réponse : Télégr. n° 190, Rochat, 31 mars 1942). Le passage obligé par le Portugal et les retards dus aux problèmes de trans- ports sont utilisés pour donner des spectacles et des conférences à Lisbonne avec les mêmes objectifs : faire de la propagande culturelle. Le 6 juin 1941, enfin, la troupe quitte Lisbonne pour Rio de Janeiro. Louis Jouvet écrit alors à Hauteclocque, Chef du SOFE, pour l’informer de son départ et le remercier de l’effort financier fait en faveur de sa mission, à savoir : « représenter uploads/Finance/ louis-jouvet.pdf
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- Publié le Jan 10, 2022
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