La mondialisation, telle que nous la connaissons, se présente comme une série d

La mondialisation, telle que nous la connaissons, se présente comme une série d’opportunités mais également de menaces offertes aux différentes sphères d’activités humaines. En ce qui concerne l’activité artistique, nous relèverons au moins trois modifications fondamentales entraînées par la mondialisation ; ces modifications de nature ambigüe offrent autant d’opportunités que de menaces. Nous nous contenterons d’en examiner seulement trois dans les lignes qui suivent : 1) L’activité artistique apparaît de moins en moins comme une activité sacrée, séparée, numineuse dans le monde d’aujourd’hui. Il est loin le temps où un Picasso, un André Breton, un Godart même, nous semblaient des personnes opérant dans un espace différent de celui du commun des mortels. L’artiste contemporain (Luc Tuymans, p.ex.), surtout s’il connaît le succès, se comporte désormais toujours plus comme un publicitaire, un homme d’affaires, un entrepreneur. 2) La quantité d’œuvres d’art produite aujourd’hui est telle que plus personne n’est capable d’en avoir une vue d’ensemble, et encore moins de pouvoir en juger la qualité. Il est loin le temps où un Malraux pouvait prétendre constituer un musée imaginaire global et bien informé enfermé entre 1000 pages de texte. La prolifération actuelle des œuvres d’art aux 4 coins du monde ne permet plus à personne (ni à l’amateur d’art, ni à l’artiste) de s’y retrouver. La perte de repères consacrés entraîne une relativisation générale qui menace l’activité artistique en son cœur. 3) Dans le capitalisme tardif, on assiste à une exacerbation du fétichisme de la marchandise. On connaît les réflexions d’Adorno à ce sujet : « Si la marchandise comporte toujours une valeur d’échange et une valeur d’usage, la pure valeur d’usage dont les marchandises culturelles doivent entretenir l’illusion dans notre société de part en part capitaliste est désormais remplacée par la pure valeur d’échange, qui, tout en restant elle-même, assure spécieusement la fonction de la valeur d’usage …. Plus le principe de la valeur d’échange prive inexorablement l’homme de la valeur d’usage, plus la valeur d’échange cherche à se faire passer pour un objet de plaisir » (Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, traduit de l’allemand par Christophe David, Ed. Allia, 2001, p. 30). Lorsqu’on croise ces réflexions avec les réflexions, désormais classiques, que W. Benjamin a consacrées à la perte d’aura1 des œuvres d’art à l’époque de leur reproductibilité technique, on pourrait se risquer à constater que l’aura traditionnelle propre aux œuvres d’art, loin de disparaître, est passée dans les marchandises, qui accèdent dès lors au statut d’œuvre d’art en vertu de leur fétichisation extrême : hier encore Georges Perec avait intuitionné ce développement. Dans son roman LES CHOSES (1968), on suit un jeune couple parisien qui rêve de meubler son futur appartement comme si chaque fauteuil, chaque lampadaire, chaque pièce de mobilier pouvait désormais se targuer de la valeur auratique d’une pièce rare de musée. Combien ne considèrent-ils pas aujourd’hui leur dernier I-phone, leur voiture BMW, leur sac-à-main Dolce et Gabanna avec autant de jalousie qu’un collectionneur qui chérit son chien gonflable (balloon dog) de Jeff Koons ? La fétichisation de la 1 Même si la définition de W. Benjamin demeure aussi remarquablement vague que lapidaire : « Nous pourrions définir l’aura comme l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il » (L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Lionel Duvoy, Ed. Allia, p. 25). marchandise s’accompagne donc chez le consommateur d’une régression du sens du goût, au sens kantien du terme. Considérons à présent la première traduction française du Capital de Karl Marx (effectuée par Joseph Roy et révisée par Marx lui-même, 1872), et comparons-la à sa révision effectuée par J-P Lefebvre en 1993. Les premières phrases de ces 2 traduction se lisent respectivement comme suit : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises » ; et : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode production capitaliste se présente comme une gigantesque collection de marchandises ». La question n’est pas ici de savoir quelle est la meilleure traduction ou même la plus fidèle ; bien plutôt pourrions-nous régler notre regard sur le glissement sémantique qui mène de l’accumulation à la collection. On pourrait risquer l’hypothèse suivante : l’évolution de la traduction française reflète fidèlement l’évolution du capitalisme. Tandis qu’en 1872 le capitalisme procédait à une accumulation relativement désordonnée et brutale de marchandises cherchant à trouver leurs consommateurs, la situation a fondamentalement changé en 1993 : désormais la sophistication de la publicité, le contrôle effectué par les réseaux sociaux, l’homogénéisation des consommateurs, conduisent ceux-ci à se conduire dans le supermarché comme ils se conduisent dans le musée qu’ils visitent ; chaque marchandise est perçue à la fois comme une œuvre d’art, mais sans plus : comme au musée, elle mobilise l’attention du consommateur quelques minutes, avant de passer à l’item suivant. Et le soir venu, retranché dans la sphère privée de sa demeure, disposant des outils d’auto-surveillance du type spotify, google, etc. tout un chacun est désormais à même de se constituer son propre musée imaginaire sans avoir même à se donner la peine de devoir se déplacer afin de se confronter en face à face avec Tintoretto ou le Bouddha de Peshawar. uploads/Finance/ fetichisme.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Jui 05, 2022
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.0764MB