Ce nouvel ouvrage d’Anselm Jappe est un second moment d’écriture qui suit logiq

Ce nouvel ouvrage d’Anselm Jappe est un second moment d’écriture qui suit logiquement le réassemblage de la critique de la valeur qu’il avait proposé au public francophone dans son ouvrage Les Aventures de la marchandise (2003). Composé de divers articles rédigés entre 2007 et 2010 que l’on peut très bien lire séparément, ce nouvel ouvrage s’applique à interpréter de manière illustrative et quasi méthodique certains des traits marquants de la seconde moitié de la première décennie de ce siècle (la fin de l’art, la marchandisation de la culture, la destruction de la planète, la fin de la politique, le recours à la violence, l’autodestruction du capitalisme…), au regard du fondement théorique posé et rassemblé précédemment. Et c’est le premier intérêt de l’ouvrage de ne pas être un simple commentaire inquiet sur « la crise », mais d’adopter une grille de lecture forte et originale, et qui plus est en rupture à la fois avec les appels à une moralisation du capitalisme comme avec l’interprétation « marxiste traditionnelle ». C’est donc seulement après cette longue traversée du désert théorique (qui commence pour cet auteur dès 1993 avec la parution de son premier essai théorique sur Guy Debord) rendue nécessaire par l’effondrement et l’inadéquation des grandes idéologies, qu’Anselm Jappe cherche désormais à appliquer dans cet ouvrage cette théorisation qualifiée de « critique de la valeur » et développée dans toute une mouvance multiforme qui va des revues allemandes Krisis et Exit ! (dont le principal théoricien et inspirateur est Robert Kurz), à l’ouvrage fondateur de l’américain Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale (Mille et une nuits, 2009)1. Pour autant, ce présent ouvrage n’a pas pour clé nécessaire la lecture du précédent car il contient à des moments opportuns des résumés de la critique de la valeur, si bien que cet ouvrage peut aussi se concevoir comme une sorte d’introduction à celle-ci. • 2 La critique de la valeur est en quelque sorte une poursuite des débats qui ont eu lieu à partir des (...) • 3 « Le socialisme note Postone, est vu comme un nouveau mode d’administration politique et de régulat (...) 2Le livre étant sous-titré « la décomposition du capitalisme et ses critiques », ces dernières sont vivement prises à parti dans les divers articles afin de dégager ce qui paraît valable chez elles et ce qui leur échappe pour saisir la réalité de la crise contemporaine du capitalisme. Car pour l’auteur, plusieurs de ces critiques ont trop longtemps pensé que le caractère capitaliste de la production apparaissait extérieurement au procès de travail, travail qui en lui-même d’après ces théorisations devait être complètement naturalisé en tant que créateur « en soi » de toute richesse et comme simple activité instrumentale, comme si le travail était en quelque sorte l’essence générique de l’homme captée extérieurement par le capital. Comme l’a montré Postone, le capitalisme est ainsi défini par le « marxisme ricardien » (selon l’expression de Hans-Georg Backhaus2) comme un mode de distribution critiqué « du point de vue du travail ». Autrement dit, le marxisme traditionnel a considéré la notion de travail mobilisée par Marx comme la forme transhistorique du métabolisme avec la nature alors que l’analyse que le Marx de la maturité fait du travail concerne le travail sous le capitalisme. Ces visions du « marxisme traditionnel » ont alors mis seulement au centre de leur réflexion la théorie de l’exploitation du surtravail et celle de l’appropriation privée du surproduit social par la classe capitaliste, proposant pour seule critique du capitalisme, un changement du mode de distribution de la valeur qui se voit de par la naturalisation de son contenu – le travail – complètement acceptée3. À propos des luttes contre les licenciements (comme pour les « récupérations » d’usine) ou des gens inquiets de perdre leur travail, Jappe estime ainsi, à rebours de la gauche, que leur colère « n’a rien d’émancipateur en tant que tel ». C’est que pour les thuriféraires du capitalisme comme pour sa critique marxiste (critique qui est restée immanente aux formes sociales capitalistes), • 4 Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 200 (...) « la marchandise, l’argent, et la valeur sont des choses qui ‘‘ vont de soi ’’ et qu’on trouve dans presque toutes les formes connues de vie sociale à partir de la Préhistoire. Les mettre en discussion semble aussi peu sensé que contester la force de gravitation. Une discussion n’est plus possible que pour ce qui regarde le capital et la plus-value, les investissements et les salaires, les prix et les classes, donc lorsqu’il s’agit de déterminer la distribution de ces catégories universelles qui règlent les échanges entre les hommes. C’est là le terrain où peuvent se manifester les différentes conceptions théoriques et sociales4 ». • 5 Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, UGE, 10/18, 2001 (1999). 3À l’inverse de ces visions, la critique de la valeur et du fétichisme de la marchandise soutient que le capitalisme doit être saisi par une analyse plus profonde, en tant que forme particulière et inédite de vie et de socialisation, comme forme radicalement différente de médiation sociale constituée par le travail sous le capitalisme, un travail qui n’a rien d’une essence sociale transhistorique (d’où le Manifeste contre le travail du groupe Krisis auquel Jappe a appartenu5). L’auteur égratigne ainsi à plusieurs reprises les théoriciens les plus connus de cette gauche radicale, altermondialiste ou marxiste. Negri, Badiou, Zizek ou l’Insurrection qui vient en prennent chacun à leur tour pour leur grade et le chapitre consacré à la violence politique est une mise en garde sans détour à Julien Coupat et ses amis : « si la guerre civile – la vraie – éclatait, il ne serait pas difficile d’imaginer qui seraient les premiers à se trouver réveillés en pleine nuit et collés au mur sans façon, tandis qu’on viole les femmes et qu’on tire sur les enfants… » (p. 90). • 6 « D’un côté note Postone, c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers po (...) • 7 Voir la critique que fait A. Jappe à A. Sohn-Rethel, dans sa préface au recueil d’articles de ce de (...) 4Quelle est alors la spécificité de cette saisie des bases sociales de la production capitaliste dont Anselm Jappe se réclame ? Prenons seulement un angle précis. Dans la société déterminée par la marchandise, c’est-à-dire sous le capitalisme, le travail quel qu’il soit, a toujours une double face avait-il montré dans son livre précédent. À première vue, le travail semble être seulement concret, et détermine la face d’usage d’une marchandise. Mais il possède aussi une autre face de par sa situation, une face abstraite, qui dérive de la fonction socialement médiatisante que possède le travail6. C’est là un caractère social historiquement spécifique du travail sous le capitalisme. Cette face abstraite de tout travail (qui est appelée le « travail abstrait ») est comme un « objet fantomatique » (R. Kurz), c’est-à-dire invisible, mais constitue pour autant l’essence sociale de la société capitaliste-marchande car il y opère sa « synthèse sociale ». C’est cette face abstraite – socialement médiatisante – du travail qui va être le contenu de la valeur et donc du capital (de la valeur qui se valorise au travers d’un processus social de dépense tautologique du travail). Ce n’est pas l’objectivation de la dépense de travail en soi qui constitue la valeur. La valeur est plutôt l’objectivation de cette fonction sociale particulière du travail sous le capitalisme. La substance sociale de la valeur, qui est donc aussi l’essence déterminante de la société capitaliste, est donc le travail dans sa fonction historiquement déterminée d’activité socialement médiatisante. La valeur est alors forme temporellement déterminée de richesse sociale et de médiation sociale objectivée, propre à la seule formation sociale capitaliste où les rapports sociaux sont constitués pour la première fois par le travail. C’est alors le travail – et non pas la séparation entre l’acte d’usage et l’acte d’échange comme le pensait encore Alfred Sohn-Rethel7 – qui rend possible qu’une abstraction réelle conduise la société. Ici la valeur n’est plus une catégorie transhistorique comme dans sa compréhension par le « marxisme ricardien ». Avant même de critiquer la distribution de la valeur et la formation de la survaleur, une critique anticapitaliste doit saisir selon lui que derrière la valeur se cache déjà un rapport social de production particulier, que l’on doit comprendre comme un lien social objectivé, une forme de vie sociale historiquement inédite car propre à l’interdépendance sociale sous le capitalisme constituée par le travail. Critiquer ainsi le capitalisme au niveau de ses structures profondes, c’est donc d’abord critiquer cette forme sociale, la valeur. • 8 M. Postone, in TTDS, op. cit., p. 478. Jappe remarquait aussi qu’« une critique du capitalisme sans (...) 5C’est presque avec prudence, sans programmatisme ou promesses de lendemains qui chantent forcément, que l’auteur va aborder de manière éparse dans les articles, les « pistes » probables à emprunter. L’émancipation sociale remarque-t-il, si elle n’a rien d’automatique, reste uploads/Finance/ clement-homs-anselme-jappe-et-credit-a-mort.pdf

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  • Publié le Jui 10, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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