Par Alain Grandjean et Jean-Marc Jancovici. Chapitre 3 : Les deux énarques de l
Par Alain Grandjean et Jean-Marc Jancovici. Chapitre 3 : Les deux énarques de l’île de Pâques L’argent ne se mange pas. Ce dont notre survie dépend de manière cruciale, ce ne sont donc pas des revenus monétaires, mais des ressources naturelles, et plus globalement des services écologiques rendus par la nature. Le montant de notre compte en banque ne reflète que la convention créée par les hommes pour gérer les échanges au sein de notre espèce. Contrairement à l’illusion née de l’adoration de nos idoles, la nature n’est ni infinie, ni remplaçable en grande partie par des productions artificielles. Ce n’est pas avec nos petits bras musclés que nous saurons produire demain matin un système climatique performant, des insectes pollinisateurs, des terres arables, des forêts riches de milliers d’espèces, des minerais et hydrocarbures, des poissons, des animaux, et encore quelques autres babioles qui sont le fruit de quelques milliards d’années d’évolution lente, ayant mis en jeu des énergies et des flux qui nous dépassent considérablement. Que les ressources soient essentielles à la survie des hommes, d’autres civilisations aujourd’hui disparues en ont fait la démonstration, l’exemple le plus connu étant celui de l’île de Pâques. Les Vikings du Groenland, ou diverses civilisations des Amériques ont aussi subi le même sort. Mais ce sont les Pascuans, magistralement étudiés par Jared Diamond1, qui vont nous permettre de faire un peu d’histoire- fiction. 1 Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006. Nos amis pascuans disposaient de ressources naturelles diverses, parmi lesquelles des arbres et des végétaux, de l’eau et des poissons, et des carrières de pierre. Ils avaient besoin de bois pour faire des pirogues de pêche, des instruments agricoles, mais également… pour construire de très belles statues, qui n’avaient que des fonctions culturelles. Il semble que la disparition de cette civilisation doive beaucoup au manque de prévoyance en ce qui concerne la gestion du bois. Plus précisément, les différents clans se sont lancés dans une folle compétition pour réaliser les plus belles statues, et ont détruit leurs forêts à cette occasion. Fin des forêts, fin des pirogues et des sols arables (car après la déforestation l’érosion a emporté l’humus), et donc fin des poissons et des cultures : c’est la famine qui a écrit le dernier chapitre de l’histoire de ce peuple. L’argent n’achète que des hommes Quel rapport avec notre monde ? Il se trouve que le système de représentation conventionnelle de nos possessions ou de nos échanges, issue de la comptabilité et de la monnaie, condamne aussi sûrement la préservation des ressources naturelles que l’adoration des statues pascuanes l’a fait. Nous confondons en permanence les réalités (les ressources) et les symboles ou conventions (les prix). Nous ne voyons pas que l’argent n’est évidemment pas la richesse matérielle, même si elle sert d’étalon de mesure de cette richesse. L’illusion a la vie dure, car même les mots nous font croire le contraire en permanence. Ainsi, quand vous croyez acheter un verre, vous n’achetez pas un verre. Ce que vous payez réellement, c’est juste la succession des revenus des gens qui ont contribué à sa fabrication en partant de ressources gratuites. Vous payez le travail humain qui correspond à l’extraction du sable d’une carrière, le salaire des gens qui ont construit et exploitent le four dans lequel on a fondu le verre, puis le salaire des personnes qui ont fabriqué et exploité le camion transportant le verre jusqu’au magasin où on va l’acheter, sans oublier le salaire de ceux qui auront construit le magasin, ni celui du vendeur, etc. Mais à aucun moment vous n’avez payé le résultat de plusieurs milliards d’années de réactions nucléaires dans la génération d’étoiles qui a précédé le Soleil, et qui a abouti à l’apparition des constituants du sable et des métaux permettant de faire un four à verre ou un camion, ni le résultat de quelques milliards d’années de plus pour que les mouvements de l’océan transforment des roches en sable. Vous n’avez pas plus payé la vie planctonique d’il y a 60 millions d’années et la géothermie qui sont à l’origine du pétrole et du gaz utilisés dans les camions et le four. Cet exemple est généralisable à tout ce que vous achetez. Vous croyez acheter un poisson ? Illusion d’optique ! Vous payez en fait le salaire du pêcheur, celui du charpentier qui a construit le bateau, ainsi que celui du banquier qui a prêté de l’argent au pêcheur pour qu’il achète son bateau. Tout ce beau monde ne fait que profiter d’un poisson qui est apparu tout seul dans l’océan sans que personne y soit pour quoi que ce soit. L’économie ne consiste qu’à acheter des heures de travail et des rentes à des gens qui ont transformé des ressources naturelles ou qui se trouvent en être les propriétaires du moment, mais qui ne les ont pas créées. En vérité, ces ressources sont gratuites pour tout le monde. Leur prix n’est que le salaire de leur extraction, ou du consentement à s’en défaire quand l’Histoire a fait de vous leur propriétaire. Dans les rentes diverses liées à la propriété du moment, on va aussi trouver des dividendes pour les actionnaires des entreprises, et des impôts pour les États. Au bout du compte, on ne paie que la contrepartie de revenus humains : l’argent n’achète que des hommes. L’argent n’achète pas la nature, qui ne se fait payer ni pour le pétrole ou la photosynthèse qu’elle nous fournit gratis, ni pour les dégradations que nous lui infligeons. Notre système de conventions nous rend aveugles aux dépréciations qui ne touchent personne à bref délai. Si un million de kilomètres carrés de banquise disparaît, comme personne n’a d’activité basée sur l’utilisation de la banquise, c’est une disparition totalement indolore pour l’économie. Logique ! L’économie, ce n’est donc que des flux d’échanges entre les hommes. Une évidence que nous oublions en permanence, du plus petit consommateur au plus haut responsable de l’État, parce que nos mots disent autre chose. Nous parlons du prix du pétrole, de celui de l’eau, et même de celui de l’énergie solaire, comme si nous avions la possibilité de créer du pétrole, de l’eau et du soleil ! D’une convention comptable – nos comptes ne comptent que le facteur humain – est née une tragédie : on ne s’intéresse qu’aux flux monétaires, et nous allons voir que cela risque de nous mener à notre ruine. L’énarque qui savait compter, et celui qui ne savait pas Flash-back. Au tout début de notre histoire, la majorité de nos Pascuans ne sont pas obsédés par l’optimisation de leur économie ou la compétitivité, pour l’excellente raison qu’ils ne savent pas ce qu’est la monnaie, et que seule compte pour eux la réalité physique : ce qu’ils mangent, où ils dorment, et combien d’heures par jour ils font des choses qui ne les intéressent pas. Pour la plupart, ils sont contents de travailler puisque cela leur rapporte de quoi loger leur famille et la nourrir, et que l’occupation n’est pas foncièrement désagréable. Le travail n’est pas pour eux une malédiction, ni une passion. Chaque matin, bon gré mal gré, ils s’y mettent, mais sans excès. Le roi de l’île, issu d’une dynastie multiséculaire, sait qu’il a le temps pour lui. Il n’a pas besoin, pour être élu, de promettre que demain les poissons se mettront à voler directement dans les écuelles sans pirogues ni filets, ou que les arbres pousseront en une nuit. En revanche, il n’est pas question pour lui de laisser les descendants dans la difficulté : arbitrer en faveur du temps long ne lui fait pas peur. Un beau matin, un énarque de la promotion « Cro-Magnon » est nommé sur l’île, et le roi lui demande d’organiser les échanges dans le sens de l’amélioration de l’intérêt collectif. Notre énarque, qui ne connaît rien à la finance ni à la comptabilité, se dit qu’il y a en gros trois ressources principales disponibles : du bois, des poissons, et du travail. Si des habitants ne mangent pas à tout à fait à leur faim, et qu’il y a encore beaucoup d’arbres sur pied et de poissons dans la mer, il se dit qu’il serait bénéfique pour la collectivité d’occuper une plus grande partie des gens à couper des arbres et à pêcher des poissons, pour que la collectivité dispose de quoi nourrir et loger tout le monde. Il sait qu’il est raisonnable de ne pas couper trop d’arbres ni de pêcher trop de poissons, car il faut du temps pour que ces ressources se renouvellent. Il propose donc au roi de pousser ses sujets à travailler un peu plus (et à ne pas faire trop d’enfants, même pour payer les retraites !). Le roi acquiesce, et organise de grandes réunions pour présenter la nouvelle organisation du travail. Nos Pascuans sont contents : travailler un peu plus pour leurs concitoyens ne leur est pas insupportable, à condition que le roi gère correctement son planning familial. Et, plus sage uploads/Finance/ cest-maintenant-chapitre-3-grandjean-jancovici.pdf
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- Publié le Dec 26, 2022
- Catégorie Business / Finance
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