Jean Racine. ANDROMAQUE. Acte I. Scène IV. PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE PYRRHUS

Jean Racine. ANDROMAQUE. Acte I. Scène IV. PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE PYRRHUS Me cherchiez-vous, Madame ? Un espoir si charmant1 me serait-il permis ? ANDROMAQUE Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils. Puisqu’une fois le jour vous souffrez2 que je voie Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie, J’allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui : Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui. PYRRHUS Ah ! Madame, les Grecs, si j’en crois leurs alarmes3, Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes4. ANDROMAQUE Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé, Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ? PYRRHUS Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte : Ils redoutent son fils. ANDROMAQUE Digne objet de leur crainte ! Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector. PYRRHUS Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse. Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice. ANDROMAQUE Et vous prononcerez un arrêt5 si cruel ? Est-ce mon intérêt6 qui le rend criminel ? Hélas ! On ne craint point qu’il venge un jour son père ; On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère. Il m’aurait tenu lieu d’un père et d’un époux ; Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups 7. PYRRHUS Madame, mes refus ont prévenu vos larmes. Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes ; Mais, dussent-ils encore, en repassant les eaux, Demander votre fils avec mille vaisseaux, Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre, Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre, Je ne balance point, je vole à son secours ; Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours. Mais, parmi ces périls où je cours pour vous plaire, Me refuserez-vous un regard moins sévère ? Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés, Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ? Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore Que vous accepterez un cœur qui vous adore ? En combattant pour vous, me sera-t-il permis De ne vous point compter parmi mes ennemis ? ANDROMAQUE Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ? Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ? Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux, Passe pour le transport8 d’un esprit amoureux ? Captive, toujours triste, importune à moi-même Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ? Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ? Non, non, d’un ennemi respecter la misère, Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère, De cent peuples pour lui combattre la rigueur Sans me faire payer son salut de mon cœur, Malgré moi s’il le faut, lui donner un asile : Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille. PYRRHUS Hé quoi ! Votre courroux n’a-t-il pas eu son cours9 ? Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ? J’ai fait des malheureux, sans doute ; et la Phrygie 10 Cent fois de votre sang a vu ma main rougie. Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés11 Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés ! De combien de remords m’ont-ils rendu la proie ! Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie : Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé, Brûlé de plus de feux que je n’en allumai, Tant de soins12, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes... Hélas ! Fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ? Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir ; Nos ennemis communs devraient nous réunir. Madame, dites-moi seulement que j’espère, Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ; Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ; J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens. Animé d’un regard, je puis tout entreprendre : Votre Ilion13 encor peut sortir de sa cendre ; Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris, Dans ses murs relevés couronner votre fils. ANDROMAQUE Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère : Je les lui promettais tant qu’a vécu son père. Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor, Sacrés murs14, que n’a pu conserver mon Hector. A de moindres faveurs des malheureux prétendent, Seigneur ; c’est un exil que mes pleurs vous demandent. Souffrez que, loin des Grecs, et même loin de vous, J’aille cacher mon fils et pleurer mon époux. Votre amour contre nous allume trop de haine15 : Retournez, retournez à la fille d’Hélène. PYRRHUS Et le puis-je, Madame ? Ah ! Que vous me gênez16 ! Comment lui rendre un cœur que vous me retenez ? Je sais que de mes vœux on lui promit l’empire ; Je sais que pour régner elle vint dans l’Épire17 ; Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener : Vous, pour porter des fers ; elle, pour en donner. Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ? Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire Vos charmes tout puissants, et les siens dédaignés, Qu’elle est ici captive et que vous y régnez ? Ah ! Qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie, S’il s’échappait vers elle, y porterait de joie ! ANDROMAQUE Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ? Aurait-elle oublié vos services passés ? Troie, Hector, contre vous révoltent-ils son âme ? Aux cendres d’un époux doit-elle enfin sa flamme ? Et quel époux encore ! Ah ! Souvenir cruel ! Sa mort seule a rendu votre père immortel. Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes, Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes. PYRRHUS Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous obéir : Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr. Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence18 Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence. Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur, S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur. Je n’épargnerai rien dans ma juste colère : Le fils me répondra des mépris de la mère ; La Grèce le demande ; et je ne prétends pas Mettre toujours ma gloire19 à sauver des ingrats. ANDROMAQUE Hélas ! Il mourra donc. Il n’a pour sa défense Que les pleurs de sa mère et que son innocence. Et peut-être après tout, en l’état où je suis, Sa mort avancera la fin de mes ennuis20. Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ; Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père. Ainsi tous trois, Seigneur, par vos soins réunis, Nous vous... PYRRHUS Allez, Madame, allez voir votre fils. Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide21 Ne prendra pas toujours sa colère pour guide. Pour savoir nos destins j’irai vous retrouver. Madame, en l’embrassant, songez à le sauver. Notes : 1 charmant = ensorcelant ; qui a un pouvoir magique // qui plaît énormément 2 souffrez = à voir dans le Vocabulaire 3 alarmes = (ici) inquiétude 4 donneront bientôt d’autres sujets de larmes = Pyrrhus évoque l’ambassade d’Oreste qui est venu demander la vie d’Astianax. 5 arrêt = jugement 6 mon intérêt = l’intérêt, l’affection que je lui porte 7 par vos coups = par vos actes, à cause de vous 8 transport = manifestations extérieures d’une violente passion avec transport = avec fureur 9 avoir son cours = (vx) passer 10 la Phrygie = région en Asie Mineure dont Troie fut une des villes principales 11 s’exercer = (ici) prendre pour objet de ses attaques, de son action 12 soins = marques d'assiduité, de dévouement 13 Ilion = Troie 14 Sacrés murs = ‘sacré’ préposé n’avait pas de valeur péjorative à l’époque 15 contre nous allume trop de haine = allusion à Hermione 16 gêner = tourmenter, faire souffrir 17 l’Épire = région au sud de Macédoine, dont Pyrrhus fut le roi 18 violence = puissance 19 mettre sa gloire à faire qch = mettre son point d’honneur à faire qch 20 ennuis = tourments, désespoir 21 timide = (ici) craintif uploads/Finance/ andromaque-texte.pdf

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  • Publié le Fev 07, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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