Les Cahiers du journalisme n o 26 – Printemps/Été 2014 36 37 Communication et j
Les Cahiers du journalisme n o 26 – Printemps/Été 2014 36 37 Communication et journalisme au Cameroun : « affaires » de lucidités croisées Communication et journalisme au Cameroun : « affaires » de lucidités croisées Thomas ATENGA Dr HDR, chargé de cours Département de communication Université de Douala, Cameroun thomas.atenga@gmail.com Résumé Du fait de l’érosion des enveloppes publicitaires, du fait de la mauvaise santé économique des médias au Cameroun, communicants et journalistes entretiennent des rapports équivoques que ce travail restitue à partir d’entretiens réalisés auprès des acteurs de ces deux univers. Il montre que les publicitaires, en investissant les rédactions par de l’argent frais, des cadeaux et parfois le chantage, et, les journalistes, en transformant des annonces promotionnelles en nouvelles, fonctionnent selon le principe dit des vases communicants. Les deux champs s’irriguent réciproquement sous forme d’échanges de services, de rapports de domination/subordination, de concur rence-coopérative. Cette recherche emprunte à Bourdieu la notion de « lucidité croisée » pour désigner cet enchevêtrement de logiques professionnelles, ces pratiques collusives qui débouchent sur le cynisme dans le traitement de certaines nouvelles. Enfin, elle affirme que ce compagnonnage « incestueux » – au nom du pragmatisme de survie à la crise – est devenu un éthos structurant de la communication sociale et de la communication corporate, et fait émerger de nouvelles représentations du journalisme auprès des journalistes camerounais eux-mêmes. À intervalles réguliers, le champ journalistique camerounais est secoué par des « affaires » où s’entremêlent argent, trafic d’influence, questions d’éthique et de déontologie. Journalistes, médias, chargés de communication, annonceurs, pouvoirs en place en sont les acteurs principaux. Ces « affaires » illustrent combien les frontières entre journalisme et communication sont de plus en plus instables ici depuis la libéralisation de la vie sociale en 1990 où ces deux secteurs socioprofessionnels jouent un rôle déterminant dans la consolidation de l’espace public et le développement des activités économiques. Par « affaires », il faut entendre toutes les opérations de corruption que propriétaires des médias et journalistes intègrent dans leurs pratiques comme faisant partie des relations de connivence et de subordination qui les lient aux mondes politiques et de l’argent (Robert, 1996). Compagnonnage qu’ils intériorisent et entretiennent au nom de la survie économique de leur organe de presse et du maintien de leur standing personnel (Champagne, 1995). Les « affaires » renvoient aussi aux conflits d’intérêts que cet attelage génère avec des conséquences sur la collecte, le traitement et la diffusion de certaines informations (Brisson, 1996). Le récit des rapports équivoques entre médias et annonceurs au Cameroun est riche de ces événements dont la gestion frise le cynisme, mais qui nous informent sur l’arrière-cour de la fabrication de l’actualité dans ce pays. Communicants et journalistes ont, les uns vis-à-vis des autres, un regard pragmatique que nous qualifions de « lucidités croisées ». D’après Bourdieu (1982, p. 22), les lucidités croisées « règlent toutes les luttes sociales ». Elles reposent sur le principe de l’intériorisation des avantages et inconvénients qui structurent une position dans un champ travaillé par des rapports de domination et de subordination. Elles façonnent ce que Blanchot et Padioleau (2003, p. 63) nomment l’économie politique du travail journalistique, c’est-à-dire le « système de flux d’agencement de ressources technologie, personnel, capital » qui permettent de fabriquer le bien économique qu’est l’information. Ce travail vise à comprendre les mécanismes, le mode opératoire, la coordination de ces « lucidités croisées » pour voir comment elles contribuent à la productivité, aux performances ainsi que la notoriété ou la délégitimation d’un média. C’est-à-dire comment cette arithmétique des intérêts (re)met les journalistes au travail en modifiant leurs manières de construire l’actualité. La façon dont les lucidités se croisent entre l’univers de la communication et le journalisme au Cameroun, les interdépendances qu’elles engendrent, les jeux d’acteurs qu’elles rendent possibles dans ces micro-univers en crise donnent naissance à un nouveau modèle économique de la presse où la lutte pour la survie en tant que média passe avant la Charte de Munich sur les droits et devoirs du journaliste. L’article 46 de la loi n°90/052 du 19 décembre au Cameroun entend par journaliste, « toute personne qui, sur la base qui de Les Cahiers du journalisme n o 26 – Printemps/Été 2014 38 39 Communication et journalisme au Cameroun : « affaires » de lucidités croisées ses facultés intellectuelles, de sa formation et de ses talents, est reconnue apte à la recherche et au traitement de l’information destinée à la communication sociale ». Un cadrage juridique qui s’inspire de la loi française de juillet 1881 sur la liberté de la presse. La communication, quant à elle, se rapporte ici aux procédés et stratégies de visibilité et de positionnement déployés par des organisations marchandes, non marchandes ou politiques pour leur image de marque ou pour leurs produits. En empruntant à Bourdieu l’expression « lucidités croisées », nous désignons plus particulièrement cet enchevêtrement de logiques professionnelles, de pratiques collusives et révérencieuses qui débouchent sur le cynisme dans le traitement de certaines actualités. Ces logiques professionnelles font émerger trois types de rapports de pouvoir et formes d’encastrement : 1. les logiques de pouvoir liées à l’expertise que journalistes et communicants croient réciproquement détenir les uns sur les autres ; 2. le pouvoir lié au contrôle et à la diffusion de l’information ; 3. les formes de pouvoirs hiérarchiques formels ou informels qui s’installent. Quelles configurations professionnelles prennent les rédactions camerounaises à partir de ces rapports de pouvoir ? Quels types de pratiques journalistes et communicants sont-ils contraints d’inventer et d’entretenir pour survivre dans ces micro-univers fortement conflictuels et concurrentiels ? À partir de cet ethos de l’enchâssement, quels modèles économiques naissent dans le champ socioprofessionnel des médias au Cameroun ? Autant d’interrogations qui structurent le présent travail. En partant de la fréquence des « affaires », des polémiques qu’elles déclenchent dans l’opinion et parmi les journalistes eux-mêmes, cette recherche tente de rendre compte de l’épaisseur, de la rationalité et de la complexité des dynamiques qui travaillent à entretenir cette nouvelle configuration du journalisme et de la communication dans cet autoritarisme en décomposition. Elle repose sur 10 entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1996, p. 29) réalisés auprès de journalistes camerounais (5) et auprès de chargés de communication (5) d’entreprises de mi-juillet à fin août 2011, puis de novembre à décembre 2011 à Douala. Les journalistes interviewés occupent ou occupaient des positions à responsabilités dans leurs rédactions et ont déjà eu à gérer des « affaires » ayant défrayé la chronique. Les chargés de communication sont ceux des principaux annonceurs de l’espace publicitaire camerounais. À chaque fois, nous nous sommes intéressé au discours de chaque catégorie d’interviewés pour saisir les significations qu’elle donne elle-même à ces interactions1. À partir de nos entretiens, ce travail asserte que les communicants, en investissant les rédactions par de l’argent frais, des cadeaux, parfois le chantage, et les journalistes, en transformant des annonces publicitaires en informations, travaillent selon le principe dit des vases communicants. Communication et journalisme s’irriguent et se déterminent réciproquement, soit en mode de concurrence-coopérative (Legavre, 2011), soit en mode d’échange de services ou de rapports de subordination, selon les enjeux. Chacun des micro-univers en relation érige ce compagnonnage incestueux au rang de droit à la survie à la crise qui frappe les deux secteurs ici. Au Cameroun, les lucidités croisées, qu’elles soient obreptices ou subreptices, sont aujourd’hui une réalité structurante de la communication sociale et de la communication corporate. Elles redéfinissent de nouvelles représentations du journalisme par les journalistes eux-mêmes, et auprès du public. Au nom du droit à survivre à la crise Le 19 décembre 2011, Sismondi Barlev Bidjocka, journaliste depuis 10 ans à Radio Siantou (Yaoundé), apprend par un communiqué qu’il est, jusqu’à nouvel ordre, « suspendu d’antenne pour indélicatesse ». Le même jour, il répond par une lettre ouverte à son employeur pour déplorer la subordination de la chaîne à un de ses principaux annonceurs. On y apprend que l’indélicatesse en question renvoie à un « micro-trottoir » réalisé et diffusé par le journaliste, et où les personnes interrogées dénonçaient les dernières augmentations des tarifs des communications téléphoniques par Orange-Cameroun, l’opérateur mis en cause. D’après le journaliste, un haut responsable de cette entreprise aurait appelé pour manifester son indignation et menacer de rétorsion la radio. « La direction de notre radio est devenue si fragile qu’elle panique au moindre coup de fil d’un annonceur mécontent, et les sanctions s’enchaînent2 », regrette-t-il dans sa lettre. « Sont-ce les bonnes relations avec un annonceur qui font une radio ou alors son professionnalisme et le public qu’elle fédère qui la rendent incontournable auprès de l’annonceur3 », s’interroge-t-il. La direction ne se défend pas d’avoir suspendu un de ses journalistes vedette suite à des pressions, mais met en avant la situation économique désastreuse de la chaîne dans un environnement fortement concurrentiel où, rien que dans la seule capitale Yaoundé, près d’une quinzaine de radios émettent à destination d’une population estimée à près de 2 millions d’habitants. « C’est bien que M. Bidjocka derrière son micro parle de professionnalisme. Nous, nous avons pour obligation uploads/Finance/ 03-atenga-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 24, 2022
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