LES DROITS FONDAMENTAUX, FOSSOYEURS DU CONSTITUTIONNALISME ? Antonino Troianiel
LES DROITS FONDAMENTAUX, FOSSOYEURS DU CONSTITUTIONNALISME ? Antonino Troianiello Gallimard | « Le Débat » 2003/2 n° 124 | pages 58 à 72 ISSN 0246-2346 ISBN 9782070708987 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2003-2-page-58.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Antonino Troianiello, « Les droits fondamentaux, fossoyeurs du constitutionnalisme ? », Le Débat 2003/2 (n° 124), p. 58-72. DOI 10.3917/deba.124.0058 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Saint-Joseph - - 193.227.168.171 - 21/10/2015 17h40. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Saint-Joseph - - 193.227.168.171 - 21/10/2015 17h40. © Gallimard Antonino Troianiello Les droits fondamentaux, fossoyeurs du constitutionnalisme ? Parodiant l’exclamation inquiète du grand juriste Hauriou à la veille du siècle dernier, on est enclin à dire : « On nous change notre Constitution ! » Qu’on s’en félicite ou qu’on s’en émeuve, le changement est bien là : sur un plan formel d’abord, compte tenu de l’extrême mal- léabilité du texte constitutionnel, il n’est plus guère plausible de continuer à se représenter la Constitution comme une décision politique sou- veraine « fondant » réellement l’ordre juridique. Le développement de la jurisprudence constitu- tionnelle tout comme la fréquence des révisions attestent le fossé abyssal qui s’est progressive- ment creusé ces dernières années entre la Constitution et le droit constitutionnel qui n’est plus qu’un « bloc », un agrégat de normes. Sur le plan substantiel ensuite, on assiste à une inflation sans précédent de la normativité constitution- nelle. Désormais, on sollicite moins la fonction constitutionnelle pour préserver des valeurs intangibles que pour satisfaire des exigences sociales de plus en plus nombreuses, ponctuelles et contradictoires. Cette expansion de la sphère constitutionnelle se traduit notamment par l’émergence des droits fondamentaux qui, à en croire l’opinion la plus communément répan- due, marquerait un « saut qualitatif » en dotant enfin un État de droit, jusqu’alors trop sèche- ment positiviste, d’un contenu axiologique. En consacrant ces droits fondamentaux, nous assure-t-on, l’État de droit se hisserait enfin his- toriquement à la hauteur de son propre concept en révélant les principes qui lui sont inhérents. On omet cependant de préciser que l’émergence de cet « État de droit substantiel 1 » n’implique rien de moins qu’un renversement pur et simple de la logique constituante : l’État n’est plus guère fondé par une décision souveraine, mais téléolo- giquement par des droits fondamentaux dégagés par voie prétorienne et dont on n’a de cesse Antonino Troianiello est maître de conférences de droit public à l’université du Havre. Il a récemment soutenu une thèse sur la notion de raison d’État. 1. Cf., entre autres, J. Bell, « Le règne du droit et le règne du juge, vers une interprétation substantielle de l’État de droit », Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 15. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Saint-Joseph - - 193.227.168.171 - 21/10/2015 17h40. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Saint-Joseph - - 193.227.168.171 - 21/10/2015 17h40. © Gallimard 59 d’affirmer le caractère « autonome ». Le but de la manœuvre est clair : il s’agit de mettre la construction européenne à l’abri du souverain en évinçant ce dernier de la procédure consti- tuante. La mise en place d’une constitution européenne est à ce prix. La récente charte des droits fondamentaux obéit d’ores et déjà à cette logique, pour l’heure moins constituante qu’édi- fiante. Elle n’est qu’une des nombreuses illus- trations du « coup d’État de droit 2 » auquel la théorie des droits fondamentaux apporte une caution morale. On peut dès lors s’émouvoir de l’empressement avec lequel une majorité de la doctrine française y a souscrit d’emblée. Car, à l’évidence, il ne s’agit pas d’un simple effet de mode. L’élaboration de la théorie des droits fonda- mentaux repose en effet sur un parti pris idéo- logique qui est en phase avec une aspiration sociale. Au plan idéologique, l’importation d’outre-Rhin de la théorie des droits fondamen- taux participe d’un projet plus vaste consistant, dans le prolongement du jus commune qui régna sur le continent européen du Moyen Âge aux Temps modernes, à dégager du droit comparé les bases d’un corpus juris européen ou d’un nou- veau jus gentium 3. Comme on aura l’occasion de le montrer, le succès de cette entreprise tient à ce qu’elle rejoint une sociologie où domine l’in- dividualisme démocratique. À rebours de cet enthousiasme on déplorera que la pensée juri- dique se déleste aussi promptement de son héri- tage républicain. Au point que la seule évocation de ce dernier est systématiquement interprétée comme le signe d’une résistance à un progrès dont il n’est naturellement pas permis de douter, comme un acte de sédition susceptible d’hypo- théquer l’avenir du Babel juridique dont les droits fondamentaux sont appelés à devenir la clef de voûte. Aux yeux de ses promoteurs, le « grand dessein » européen justifie de vouer aux gémonies tout ce qui, dans le débat sur les droits fondamentaux, ou plutôt dans le concert de louanges qui en tient lieu, apporterait une fausse note. Peu importe, donc, que notre droit public soit entraîné vers cette subjectivité brumeuse chère à la pensée germanique, ou encore l’exal- tation de l’office du juge qu’implique ce mouve- ment où l’on discerne très nettement l’influence du monde anglo-saxon. Peu importe, encore, que la théorie des droits fondamentaux soit issue de la rencontre des deux principaux courants de la pensée juridique concurrents du droit romain. Ses origines juridiques laissent présager des jours sombres pour la res publica qu’annonce la théorie des droits fondamentaux. Si son inspira- tion n’était pas si insidieusement oligarchique, la prétention constituante qu’elle affiche en exci- pant son caractère « autonome » prêterait certai- nement à sourire. Mais la subversion prétorienne de la logique constituante et, par là même, du constitutionnalisme, liée au mode d’édiction des droits fondamentaux, conduit hélas à prendre ces droits très au sérieux 4. L’érosion des fonde- ments républicains du droit constitutionnel, sur fond de désagrégation de la normativité consti- tutionnelle, conduit le constitutionnalisme libé- ral à une impasse. Antonino Troianiello Les droits fondamentaux et le constitutionnalisme 2. Pour reprendre l’expression couramment reprise depuis le fameux article d’Olivier Cayla, « Le coup d’État de droit ? », Le Débat, mai-août 1998, n° 100, p. 108. 3. S’inscrivent notamment dans cette perspective les travaux de Mme Mireille Delmas-Marty, par exemple Pour un droit commun, Paris, Éd. du Seuil, 1994, et dans une mise en perspective historique, ceux de J.-L. Halpérin, par exemple, Entre nationalisme juridique et communauté de droit, Paris, P.U.F., 1999. 4. Nous sommes bien loin du célèbre ouvrage de Ronald Dworkin (Prendre les droits au sérieux, Paris, P.U.F., 1995) dont on détourne ici le titre ; ce dernier exalte au contraire la reconnaissance des droits moraux dont les indi- vidus seraient détenteurs face à l’État. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Saint-Joseph - - 193.227.168.171 - 21/10/2015 17h40. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Saint-Joseph - - 193.227.168.171 - 21/10/2015 17h40. © Gallimard 60 L’érosion du droit constitutionnel républicain Alors qu’il s’est formé à partir d’une société unitaire, pétrie d’égalité et composée de citoyens politiquement actifs et réunis autour de valeurs communes, « les droits de l’homme et du citoyen », notre contrat social républicain semble soudainement frappé de vétusté. Il apparaît, aux yeux de beaucoup, devoir être dépassé pour satisfaire les besoins de plus en plus pressants de ce qu’il convient d’appeler une « société de droit 5 ». Dépassant ce simple constat, il semble intéressant d’examiner cette pression sociale qui a incité le constituant à vider de leur substance certains principes constitutionnels de tout pre- mier plan. On tentera de le faire à partir de deux révisions constitutionnelles récentes qui ont porté atteinte aux deux piliers du droit constitu- tionnel républicain proclamés à l’article 1 er de la Constitution : l’indivisibilité de la République et l’égalité devant la loi. L’indivisibilité de la République dans tous ses états Certaines évolutions survenues ces dernières années apparaissent comme les prodromes d’un mouvement extrêmement préoccupant de mise en cause du principe d’indivisibilité de la Répu- blique. La révision constitutionnelle du 20 juillet 1998, par exemple, participe assurément de ce mouvement, en tant qu’elle réintroduit dans la Constitution un titre VIII comprenant deux articles et intitulé : « Dispositions transitoires rela- tives à la Nouvelle-Calédonie » dans la perspec- tive de son accès à son indépendance et dans le prolongement de l’accord de Nouméa. Les deux lois qui furent uploads/S4/a-troianiello-les-droits-fondamentaux-fossoyeurs-du-constitutionnalisme.pdf
Documents similaires










-
37
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 07, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
- Taille du fichier 0.1435MB