Presses de l’Université Saint-Louis Droit et Justice en Afrique coloniale | Bér

Presses de l’Université Saint-Louis Droit et Justice en Afrique coloniale | Bérangère Piret, Charlotte Braillon, Laurence Montel, et al. Un État de non- droit ? L’établissement du pouvoir judiciaire au Congo léopoldien (1885-1889) 1 2 Pierre-Luc Plasman p. 27-49 Texte intégral Introduction Le cas de figure de l’État indépendant du Congo (ÉIC) peut apparaître comme une gageure dans ce recueil d’études. En effet, une part importante de l’historiographie consacrée à l’ÉIC se focalise sur le scandale du caoutchouc rouge. Une tendance récente se dessine en qualifiant ces violences de masse de génocide1. Se pencher sur les champs de recherches du droit et de la justice au « cœur des ténèbres » reviendrait par conséquent à soulever un non-sens. La posture de cet article se veut pourtant différente : il est évident que l’horreur des atrocités est une caractéristique fondamentale du premier épisode du Congo colonial mais il est erroné de se borner à une simple description manichéenne. D’emblée, il faut souligner qu’une telle vision est facilitée par la disparition d’une grande partie des archives de l’ÉIC, alors que la Congo Reform Association a non seulement emmagasiné mais aussi diffusé une masse considérable d’informations sur les abus du régime léopoldien au début du xxe siècle2. Dès lors, l’investigation de cette période n’est pas toujours aisée, mais la conservation d’un nombre suffisant de documents – en dehors de la législation – permet de constituer un corpus cohérent et exploitable. Le ministère belge des Affaires étrangères et le Musée royal de l’Afrique centrale mettent à la disposition du chercheur des archives à la fois privées et publiques. Les Archives africaines préservent les reliquats du Congo léopoldien. S’y trouvent en particulier le fonds GG – incluant des dossiers de la direction de la Justice et du parquet – et les archives intactes du Conseil supérieur du Congo. Le musée de Tervueren possède quelques fonds privés dont ceux de magistrats de premier plan 3 4 5 I. Autour de la Conférence de Berlin : les juristes au service de Léopold II, 1883-1885 comme Félix Fuchs, le président du tribunal d’Appel, et Marcellin De Saegher, l’emblématique procureur d’État du début du régime. Notons au passage que les Archives générales du Royaume (AGR) conservent également les papiers d’une autre grande figure, Octave Louwers, la future éminence grise du ministère des Colonies. Corollairement, le Congo léopoldien appelle de nombreuses études même si l’un ou l’autre travail s’intéresse avec plus ou moins d’acuité au troisième pouvoir. Bien entendu, l’ÉIC est partie prenante de l’ouvrage dirigé par Émile Lamy et Louis De Clerck en 20043. Les éléments qu’ils apportent sont essentiellement descriptifs et proviennent des sources officielles imprimées. A la suite de ses travaux sur l’exploitation du caoutchouc, Daniel Vangrœnweghe s’est quelque peu intéressé à l’exercice de la Justice. Dans les années 1980, il la décrit comme inefficiente devant la puissance des sociétés concessionnaires et la mauvaise volonté de l’ÉIC4. En 2005, il livre une étude sur le parcours d’Hubert Lothaire5. Celle-ci s’arrête sur un scandale resté célèbre – connu sous l’affaire Stokes- Lothaire – et qui se décline notamment sous la forme de trois procès. Il n’est pas dans l’intention première de Vangrœnweghe d’étudier le fonctionnement judiciaire en ÉIC. Néanmoins, cet exemple lui permet d’appuyer d’autant plus sur l’absence de toute justice au Congo léopoldien, nous renvoyant par là même à l’univers dualiste. Des objets d’étude comme le droit et la justice dans l’ÉIC, à l’instar de beaucoup d’autres, restent donc largement en friche. Le développement qui suit s’intéresse à la mise en place de l’organisation judiciaire et tente d’expliciter l’importance que celle-ci revêt pour les nouvelles autorités6. Sans la promotion du droit international, le Congo pensé par Léopold II n’aurait probablement pas existé. A la 6 création de l’ÉIC est associée évidemment la Conférence réunie à Berlin en 1884-1885. Celle-ci n’a pas pour but premier de partager l’Afrique entre les puissances colonisatrices – l’Angleterre d’ailleurs y refuse toute annexion sur papier – même si dans les faits le résultat est le même. Devant le « scramble » et donc le risque accru de conflits, la conférence a comme objet principal la garantie du libre commerce dans les bassins du Congo et du Niger. Elle accueille au terme de ses travaux un nouveau pays, qui n’est pas encore identifié comme l’ÉIC et qui n’a pas encore de gouvernement. Situation granguignolesque somme toute mais qui sous-entend que les négociations à propos de la souveraineté du Congo – confiée à Léopold II – ne se développent pas dans le cadre de la conférence. Les négociations ont donc eu lieu dans d’autres cadres et il nous faut tout d’abord revenir en 1876 à Bruxelles. Le roi y réunit alors des grands noms de la géographie et de l’exploration. De cette conférence géographique est issue l’Association internationale africaine (AIA), qui se propose d’explorer le cœur du continent noir, en vue notamment, d’y apporter le progrès et donc la civilisation par le biais du commerce et du christianisme. Toutefois, la montée des nationalismes en Europe ne suscite pas un esprit de coopération si bien que les comités allemand et français de l’AIA vont rapidement travailler pour leur propre compte. Cela n’affecte pas cependant les plans du souverain belge, qui joue la carte de l’internationalisme par défaut et qui s’oriente de plus en plus vers l’option commerciale – l’adaptation du modèle des compagnies à charte – à travers le Comité d’étude du Haut-Congo (CECH)7. Cependant la donne change radicalement avec la ratification du traité Makoko8 par l’Assemblée nationale en 1882, qui oblige Léopold II à concevoir un projet étatique. En Afrique, les agents du roi – qui essaient d’obtenir des privilèges commerciaux des populations locales depuis 1879 – reçoivent alors un nouveau modèle de contrat stipulant la cession de la souveraineté de la part des chefs indigènes. Diplomate hautement 7 réputé et conseiller du monarque, Auguste Lambermont doute évidemment de la validité juridique de telles conventions9. Qui plus est, le roi agit comme une personne particulière, il ne peut donc faire le poids devant les revendications des puissances coloniales, en particulier celles de la France et du Portugal. L’avenir du Congo sera donc scellé en Europe et grâce à des arguments juridiques. Un des grands atouts de Léopold II réside en son intelligence de s’entourer de personnes-ressources de tout premier ordre10. Très souvent, les noms de Stanley ainsi que ceux d’officiers, de fonctionnaires ou de diplomates et même d’hommes d’État sont retenus dans les travaux. L’apport intellectuel et le soutien pratique des juristes ont paru jusqu’alors discrets11. Pourtant les cercles juridiques sont loin d’être absents dans l’avènement de l’ÉIC. Différents juristes de renom s’investissent dans l’élaboration d’un argumentaire en vue de rendre attrayante l’option léopoldienne. Sans être un hasard, ces légistes sont généralement membres de l’Institut de droit international (IDI) qui a été fondé à Gand en 1873. Ce dernier, qui se veut indépendant de toute influence des gouvernements, s’est fixé comme mission la promotion de l’élaboration du droit international et de son application. Avec cet objectif, l’institut veut contribuer au maintien de la paix ou du moins à l’observation des lois de la guerre12. Co- fondateur de l’IDI et personnalité libérale, Émile de Laveleye est d’abord opposé à tout projet expansionniste mais il se rallie finalement aux vues colonialistes de Léopold IL Présent à la Conférence géographique de Bruxelles de 1876, il développe par la suite, dans la revue de l’institut, l’idée d’appliquer le principe d’une neutralité au fleuve Congo – avec l’aide d’une commission internationale semblable à celle pour le Danube13 – mais également aux stations fondées par ce qui est encore considéré comme l’AIA14. S’ensuit un échange de vues avec un autre internationaliste renommé de l’IDI, sir Travers Twiss, qui n’accepte pas d’emblée l’idée d’une neutralité, préférant plutôt une 8 9 internationalisation du bassin du Congo. Le palais de Bruxelles arrive cependant à ce qu’il prône la nécessité de l’octroi de la souveraineté aux possessions de l’association. Finalement, en 1884, à l’initiative de Gustave Moynier – co-fondateur de la Croix-Rouge et de l’institut, l’IDI défend le principe de la libre navigation sur le Congo et ses affluents et demande à ce que les puissances prennent les mesures nécessaires pour prévenir les conflits. Léopold II suit évidemment de près les débats et il y prend part indirectement en influant sur la position de de Laveleye. L’idée d’une internationalisation du Congo ne plaît guère au roi mais celui-ci devient opportunément le fervent défenseur de la liberté commerciale, considérée par Stengers comme « l’atout majeur, la clé du succès de Léopold II15 ». En effet, le Portugal et la France, présents aux alentours du bassin du Congo, sont réputés pratiquer des politiques protectionnistes, ce qui n’attire évidemment pas les faveurs de l’Allemagne, de l’Angleterre et des Pays-Bas16. Une formule économique ne suffit évidemment pas pour constituer un État. La principale difficulté du roi réside dans l’(im-)possibilité d’acquérir des droits souverains et ce par l’entremise d’une association privée, l’Association internationale congolaise (AIC), dont l’acronyme similaire avec celui de l’AIA facilite la confusion. Des membres éminents de uploads/S4/ presses-de-l-x27-universite-saint-louis.pdf

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  • Publié le Jan 19, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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