L’Herne Mario Vargas Llosa Les vents INÉDIT Mario Vargas Llosa de l’Académie fr
L’Herne Mario Vargas Llosa Les vents INÉDIT Mario Vargas Llosa de l’Académie française LES VENTS Traduction de l’espagnol par Albert Bensoussan L’Herne Je me suis rendu à la séance de clôture du Cine Ideal, place Jacinto Benavente et, alors qu’elle commençait, il m’est venu un de ces vents intempestifs qui maintenant me prennent à tout instant. Mais autour de moi personne ne l’a remarqué. J’ai regretté de m’être déplacé car nous étions à peine quatre chats, et presque tous des loques humaines comme moi. Aucun jeune Madrilène ne s’inquiète de voir dispa raître les dernières salles de cinéma de Madrid ; ils n’y mettaient jamais les pieds, habitués dès l’enfance à regarder des films téléchargés – si l’on peut appeler films ces images qui diver tissent les nouvelles générations – sur l’écran de leurs ordinateurs, tablettes et smartphones. 7 8 Osorio, jouant les optimistes, dit que main tenant que les cinémas ont disparu je devrai m’habituer à voir des films sur petit écran. Mais je n’en ferai rien ; en cela aussi je resterai fidèle à mes vieilles amours. J’ai trop vécu pour m’offusquer qu’on me traite de fossile, de rétro grade ou, comme m’appelle Osorio en faisant le dégoûté, de « conservateur invétéré ». Je le suis et le resterai tant que mon corps tiendra le coup (pas pour très longtemps, je crains, soit dit en passant). Et vlan, un autre vent ; mais personne ne l’a remarqué non plus, à en juger par l’indifférence des visages qui m’entourent. Osorio doit être le dernier ami qui me reste. Nous nous appelons tous les jours, pour savoir si nous sommes toujours vivants. « Bonjour. Comment vas-tu ? Toujours debout ? » « Apparemment oui, du moins il me semble. » « On se voit plus tard, pour le petit café ? » « Affirmatif. » Je ne sais pas depuis combien de temps nous nous connaissons, sûrement pas depuis tout jeunes. Cette passoire qu’est ma mémoire me dit que cela fait, sans 9 doute, vingt ou trente ans. Je sais que j’étais journaliste dans ma jeunesse ; Osorio dit qu’il a enseigné la philosophie au lycée, mais je ne suis aucunement certain qu’il ait été professeur, et encore moins de philosophie, parce qu’il n’y entend goutte. Par exemple, il n’a jamais lu Pascal, qui, à moi me plaît beaucoup. Peut-être a-t-il oublié ce qu’il a fait dans la vie, car il a la mémoire aussi trouée que moi : il essaie de me tromper et de se tromper en s’inventant un passé. Il en a bien le droit, d’ailleurs. Nous sommes convenus de nous appeler chaque matin pour savoir si l’un de nous, dans son sommeil, a pris congé de ce monde, et avertir les autorités afin de nous faire incinérer et qu’on disparaisse. « Les dernières salles obscures ont fermé, mais on a ouvert une nouvelle librairie », me dit Osorio pour me remonter le moral après la triste séance d’adieu du Cine Ideal. « Il y en a maintenant quatre à Madrid. Pas de quoi te plaindre. Quatre librairies ! Plus qu’à Paris et à Londres, je t’assure, tu peux me croire ! Quel luxe ! » 10 Un bobard de plus, né de l’optimisme patho logique d’Osorio. Ce qu’il appelle « librairie » n’est qu’un simulacre, un de ces feux de joie qui éclatent la nuit pour s’éteindre aussitôt. La prétendue librairie – hier ou avant-hier on est allés la voir – était la bibliothèque d’un vieux chnoque de Malasaña qui a mis en vente son stock de bouquins avant de partir dans l’autre monde, une collection hétéroclite de livres en mauvais état que la poignée de personnes présentes, quand Osorio et moi sommes entrés y jeter un œil, feuilletait et tripotait avant de les reposer sur les étagères poussié reuses. J’ai juste acheté un opuscule d’Azorín que je ne connaissais pas, un recueil d’articles sur la littérature argentine, Martín Fierro en tête, qui m’a coûté quelques centimes. Et, bien sûr, dans la librairie du vioque j’ai lâché un vent que je n’ai pu retenir. Personne n’y a prêté attention, sauf Osorio bien sûr, sourire luciférien aux lèvres et narines frémissantes, dégoûté. 11 Je n’ai trouvé aucun de ces bons vieux romans qui me plaisent maintenant. Depuis que c’est la mode de lire sur écran des romans téléchargés, j’ai renoncé à ceux que l’on produit – dire « écrit » serait ridicule – de nos jours. Quand on a inventé ce système, c’était comme un passe-temps de plus, tel qu’il en fleurit chaque jour pour connaître une vogue passagère. Qui pouvait prendre au sérieux un roman fabriqué par un ordinateur suivant les instructions du client ? « Je voudrais une histoire qui se passe au xixe siècle, avec duels, amours tragiques, sexe à gogo, un nain, une petite chienne Cavalier King Charles et un curé pédéraste. » Tout comme on commande un hamburger ou un hot-dog, avec de la moutarde et plein de sauce tomate. Mais la mode a pris, elle est à demeure, et maintenant les gens – les rares lecteurs – ne lisent que les romans qu’ils commandent à leurs squelettes de métal ou de plastique. On ne peut plus parler de romanciers, ou disons alors que nous sommes tous devenus romanciers. Mais cela aussi est faux. Sur notre planète le seul 12 romancier vivant et guilleret est l’ordinateur. C’est pourquoi, attachés que nous sommes à la tradition, aux vrais romans, ceux de Cervantès, Tolstoï, Virginia Woolf ou Faulkner, nous n’avons d’autre solution, au mépris des vivants, que de lire les romanciers morts. Cette fausse librairie de Malasaña durera tant qu’on n’aura pas liquidé les vieilleries entassées sur ses rayons, sous la menace de l’État qui réquisitionne les imprimés de toute sorte afin de les incinérer et d’éliminer ces prétendues bactéries nocives pour la santé dont les mili tants de l’odieuse campagne Paper free society ! nous bassinent depuis si longtemps. Il va de soi que je ne les crois pas, en dépit de leur flopée de scientifiques, y compris quelque Nobel, qui prétendent prouver, après maintes expériences de laboratoire, que la combinaison du papier et de l’encre imprimée est aussi nocive que le tabac et le papier au temps où les cigarettes tuaient encore du cancer de la gorge et des poumons des générations de fumeurs. C’est là, je crois, une nouvelle mode, une façon de se 13 distraire dans la plus grande oisiveté. Je crains qu’ils ne finissent par gagner et qu’à l’instar de Singapour, la première ville paper free du monde, l’Espagne aussi et l’Europe tout entière finissent par carboniser livres, bibliothèques, hémérothèques publiques et privées. « Que t’importe qu’on les brûle », me dit Osorio, défendant toujours ce qu’il croit être l’avant-garde politique de notre temps, « si tous ces livres, revues et journaux sont déjà digitalisés et que tu peux les consulter chez toi commodément, de façon aseptisée. » D’une part, je n’ai pour l’instant pas de « maison », mais une minuscule chambre avec toilettes et, deuxio, mon ordinateur est presque aussi petit qu’un livre d’autrefois. Son argument ne s’applique donc pas à moi. De plus, croit-il vraiment ce qu’il me dit ? C’est juste pour me faire maronner. Il est vrai que l’on s’ennuierait ferme autrement. Osorio affirme que, pour sa part, il n’éprouve aucune nostalgie de ces temps reculés où beaucoup, comme moi, allaient lire dans les 14 bibliothèques. Moi, c’est l’inverse. J’aimais l’at mosphère tranquille, un peu monacale, de la Bibliothèque nationale du Paseo de Recoletos, le silence religieux de ses salles de lecture, la complicité secrète des lecteurs à leur écritoire, sous la clarté azurée des lanternes. Quand la Bibliothèque nationale d’Espagne a fermé ses portes il y a eu une manifestation, mais, contrairement à celle d’aujourd’hui, il y avait foule. La tristesse de voir disparaître cette insti tution semblait partagée par l’assistance, et je jure avoir vu des larmes aux yeux de certains. À Madrid, cet adieu était pacifique. Mais pas à Paris où la fermeture de la Bibliothèque natio nale a entraîné de la violence, des incendies, et même, je crois, des morts et des blessés. Il est vrai que tout le fonds de cette grande bâtisse de Recoletos est maintenant digitalisé, accessible sur n’importe quel écran. Mais pour des gens comme moi, d’une autre époque, la vie sans librairies, sans bibliothèques et sans cinémas est une vie sans âme. Si c’est cela le progrès, qu’ils se le gardent et aillent au diable. 15 « Tu es un ptérodactyle, un dinosaure, un anté diluvien », me dit Osorio. Pas impossible qu’il ait raison. Que je sache, Osorio n’a jamais eu de famille. Certes, il a bien eu père et mère, mais il ne s’en souvient pas, ni s’il avait des frères et sœurs, et il assure qu’il n’a jamais été marié. Pour ma part, je me rappelle à peine mes parents, avec qui, il me semble, je ne me suis jamais bien entendu, et je ne sais si j’ai eu ou pas des uploads/S4/ les-vents.pdf
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- Publié le Jan 06, 2023
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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