DROIT DU TRAVAIL ET GENRE : ENTRE CODIFICATION ET RÉSISTANCE À LA DOMINATION MA

DROIT DU TRAVAIL ET GENRE : ENTRE CODIFICATION ET RÉSISTANCE À LA DOMINATION MASCULINE Annie Junter, Entretien réalisé par Coline Cardi, Anne-Marie Devreux Association Féminin Masculin Recherches | « Cahiers du Genre » 2014/2 n° 57 | pages 19 à 37 ISSN 1298-6046 ISBN 9782343049793 DOI 10.3917/cdge.057.0019 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2014-2-page-19.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association Féminin Masculin Recherches. © Association Féminin Masculin Recherches. Tous droits réservés pour tous pays. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Association Féminin Masculin Recherches | Téléchargé le 11/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.0.135.110) © Association Féminin Masculin Recherches | Téléchargé le 11/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.0.135.110) Cahiers du Genre, n° 57/2014 Droit du travail et genre : entre codification et résistance à la domination masculine Annie Junter Entretien réalisé par Coline Cardi et Anne-Marie Devreux Annie Junter, en tant que juriste, vous travaillez depuis de nom- breuses années sur le droit du travail du point de vue du genre. Au regard de la problématique de ce numéro des Cahiers du Genre, un retour sur votre parcours de chercheuse et sur les analyses que vous avez faites sur l’évolution des enjeux, pour les femmes, de la production du droit du travail nous apparais- sait central. En effet, les recherches sur le genre se sont d’abord, en France plus qu’ailleurs, beaucoup focalisées sur le travail et la division sexuelle du travail. Sans doute l’inspiration marxiste de la pensée féministe radicale dans les années 1970 a-t-elle orienté ces réflexions, notamment autour de la (non)valeur du travail des femmes. Or, paradoxalement, l’étude du droit du travail à l’aune de l’évolution des rapports sociaux de sexe est restée longtemps le fait d’un très petit nombre de chercheuses, dont vous êtes. — En matière d’introduction, notre première série de questions porte donc sur ce paradoxe. Pourquoi ce manque d’intérêt ? Est- ce une affaire de rapports, au sein de la discipline juridique, entre les juristes et la recherche féministe et sur le genre ? Une question de crédibilité pour les juristes qui s’y seraient lancé·e·s ? Faut-il y voir un soupçon sur le risque d’un regard © Association Féminin Masculin Recherches | Téléchargé le 11/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.0.135.110) © Association Féminin Masculin Recherches | Téléchargé le 11/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.0.135.110) Annie Junter (Entretien) 20 trop ‘sociologique’ ou ‘politique’ sur la production juridique ? Et, d’ailleurs, à ce propos, quelles ont été les grandes figures de l’analyse critique du droit du travail du point de vue du genre et de la place qu’y occupe la question des femmes ? — Il y a plusieurs facteurs explicatifs à ce paradoxe que vous soulignez très justement. Tout d’abord, la formation juridique en général est animée par l’idée de l’autonomie du droit par rapport aux autres sciences humaines et sociales. Par consé- quent, cela entraîne chez les étudiant·e·s peu d’ouverture et de curiosité envers l’interdisciplinarité. Ils et elles sont très tôt confronté·e·s à la grande division du droit français entre droit public et droit privé et sommé·e·s de choisir leur camp et s’y tenir pour favoriser leur insertion professionnelle. Ensuite, il y a la place du droit du travail dans la formation juridique. La hié- rarchie des disciplines juridiques apparaît très tôt au cours de la formation et dans cette hiérarchie, le droit du travail n’occupe pas toujours une place de choix. C’est souvent un enseignement optionnel du droit privé, représenté par quelques heures de sensibilisation en licence. Personnellement, je me suis formée sur le tas à l’Institut universitaire de technologie de Rennes, au département de gestion parce que j’y étais nommée en qualité d’assistante en droit social 1. Dans ce contexte, l’analyse critique du droit en général est assez peu pratiquée. Les apprenant·e·s sont rompu·e·s au commentaire d’arrêt, à l’étude des textes, et à la rédaction de consultations, mais les questions sociopolitiques liées à la fabri- cation des normes et celles de leurs usages sociaux sont laissées à la science politique, d’une part, et à la sociologie, d’autre part. La sociologie du droit demeure d’ailleurs une discipline plus présente dans la sociologie qu’en droit 2. Les manuels d’intro- duction au droit se ressemblent tous et continuent dans cette voie au point que l’on conseille aux étudiants·e·s le plus récent et le moins cher. Historiquement, le seul qui ouvrait la pers- 1 Pour ces éléments biographiques, voir Emmanuelle Latour et Anne Revillard (2009). 2 La revue Droit et société a été créée en 1985 par un groupe de chercheurs et enseignants qui venaient de la philosophie, de la théorie et de la sociologie du droit. Son rédacteur en chef est Jacques Commaille. Elle se présente comme une revue internationale de théorie du droit et de sociologie juridique. © Association Féminin Masculin Recherches | Téléchargé le 11/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.0.135.110) © Association Féminin Masculin Recherches | Téléchargé le 11/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.0.135.110) Droit du travail et genre… 21 pective, notamment en droit civil et particulièrement en droit de la famille, était l’ouvrage de Jean Carbonnier (2001). Il démon- trait qu’une autre approche était possible, plus enracinée dans la vie, mais elle était marginalement enseignée. En ce qui me concerne, ma grande chance a été d’être formée à l’école muni- cipale de droit à Brest car en raison des distances avec la maison mère (l’Université Rennes 1), la spécialisation était moins pro- noncée et la proximité très grande avec l’économie, la gestion et la sociologie. Pour la plupart, nous faisions d’ailleurs le double cursus. Dans ce contexte, la naissance d’une analyse critique du droit se fabrique hors les murs dans des activités engagées, dans des lectures, des rencontres. La découverte de la question de la domination des femmes par et dans le droit, surgit au hasard de ces engagements protéiformes. Pour moi, la révélation est venue par hasard au cours de la préparation du doctorat, à partir de la lecture d’un fond de thèses en droit, soutenues entre 1900 et 1920, disponible à la bibliothèque universitaire de Rennes. Ces thèses portaient sur la loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établisse- ments industriels. J’y ai découvert l’âpreté des débats entre les libéraux et les interventionnistes autour du travail des femmes au moment de la révolution industrielle, mais surtout l’enjeu de la reconnaissance juridique du travail des femmes, par rapport à un ordre social tout entier construit sur l’idée de leur incapacité et de leur soumission à l’homme. Ces lectures ont été déterminantes, car j’y ai perçu la logique de codification de la domination masculine par le Code civil que tous les enseignant·e·s nous avaient présenté comme un chef-d’œuvre de modernité que le monde nous enviait. — Vous soulignez aussi dans votre question, l’obstacle lié aux carrières universitaires en droit. — Ce n’est pas un argument négligeable, car faire le choix du droit du travail et s’intéresser plus particulièrement à la question des droits des femmes dans les années 1970, était assez stig- matisant et j’ai des raisons de penser que ça le reste. En 1978, un grand professeur de droit social qui m’avait reçue à l’occasion de la publication d’un de mes premiers articles © Association Féminin Masculin Recherches | Téléchargé le 11/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.0.135.110) © Association Féminin Masculin Recherches | Téléchargé le 11/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.0.135.110) Annie Junter (Entretien) 22 m’avait suggéré, pour assurer ma carrière universitaire, de faire du droit civil et du droit international privé, de passer l’agrégation du supérieur et de m’occuper des femmes après ! En 1994, quand j’ai passé l’agrégation de droit privé et sciences criminelles, un membre du jury m’a demandé au cours de la première leçon si j’étais suffragette ? En 2013, dans le rapport qui écarte ma candidature à un poste de professeure de droit dans mon université, il est indiqué que je « n’enseigne pas les matières fondamentales du droit ». Cette idée d’une problé- matique plus sociologique que juridique est très tenace. Elle a accompagné toute ma carrière et m’a énormément coûté, acadé- miquement parlant. Cette dimension, au demeurant discrimi- nante, est renforcée par le maintien de modes de recrutement distincts pour l’accès au professorat des universités dans les disciplines juridiques, politiques, économiques et de gestion. L’agrégation du supérieur, qui est une spécialité française res- treinte à ces disciplines, est un archaïsme qui contribue à entretenir et à assurer la reproduction d’un système disciplinaire extrêmement fermé et replié sur lui-même. Vous posez la question des figures inspiratrices et des modèles : dans un uploads/S4/ cdge-057-0019.pdf

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  • Publié le Jui 27, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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