1 CONTROVERSES CONSTITUTIONNELLES ET ABUS DE DROIT Par Laurent Eck A.T.E.R. à l

1 CONTROVERSES CONSTITUTIONNELLES ET ABUS DE DROIT Par Laurent Eck A.T.E.R. à l’Université Jean Moulin (Lyon 3) La confrontation de l’abus de droit à la controverse peut sembler paradoxal tant la première notion a elle-même fait l’objet de nombreuses polémiques ! Certains affirmeront qu’inclure un concept discuté dans une discorde ne peut qu’engendrer une nouvelle controverse. La contradiction peut cependant être levée car la rencontre de l’abus et de la controverse en droit constitutionnel modère en réalité le « débat d’idées contradictoires, le dissentiment des juristes sur un point d’interprétation »1. A l’heure de l’hybridation des droits et d’un mouvement général de relativité de la norme, on peut s’interroger sur l’opportunité de l’emprunt de la notion d’abus de droit par le droit constitutionnel. En réalité, la démarche ne semble pas hasardeuse tant les multiples controverses qui ont animé le débat constitutionnel aboutissent à la conclusion selon laquelle le texte fondamental d’un Etat est ouvert à un large éventail d’interprétation. En effet, la solution apportée à la question mise en débat dépend, pour une large partie, des préférences épistémologiques du « controversiste ». Dès lors, pourquoi ne pas accepter l’idée toute simple de Voltaire selon laquelle « tout droit poussé trop loin conduit à une injustice » ? La notion d’abus de droit est souvent absente des textes constitutionnels. Seuls l’abus des libertés figure dans quelques Constitutions sous forme d’interdiction générale2 ou spéciale comme dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui énonce que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». L’article 54 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne intégrée dans le traité établissant une Constitution européenne interdit l’abus de droit3. L’idée de la prohibition de l’abus de droit semble cependant bien présente dans l’Esprit du droit et comme l’affirmait Josserand, « le développement pris par la doctrine de l’abus de droit est le triomphe de la technique juridique et ce triomphe est de tous les pays, de tous les siècles, de toutes les civilisations : il correspond à une loi d’évolution fatale, à 1 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Quadrige, P.U.F., 2001, p. 224. Cité par M.-C. STECKEL, Les moyens de la controverse constitutionnelle, Atelier « les nouvelles controverses constitutionnelles », Congrès A.F.D.C., Toulouse, 6-7 et 8 juin 2002, p. 1. 2 Par exemple, l’article 25 de la Constitution hellénique dispose « les droits de l’homme, en tant qu’individu et en tant que membre du corps social, sont placés sous la garantie de l’Etat, tous les organes de celui-ci étant obligés d’en assurer le libre exercice. La reconnaissance et la protection par la République des droits fondamentaux et imprescriptibles de l’homme visent à la réalisation du progrès social dans la liberté et la justice. L’exercice abusif d’un droit n’est pas permis. L’Etat a le droit de la part de tous les citoyens l’accomplissement de leur devoir de solidarité sociale et nationale » 3 L’article 54 énonce : « aucune des dispositions de la présente charte ne doit être interprétée comme impliquant un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Charte ou à des limitations plus amples des droits et libertés que celles qui sont prévues dans la présente Charte ». 2 une inéluctable nécessité »4. Sans aller aussi loin, il nous semble possible de faire entrer dans le champ d’analyse sur la controverse constitutionnelle une notion qui, bien que sujette à critique, nous paraît réconcilier les différents arguments principalement rencontrés dans le débat entre constitutionnalistes. Parmi l’ensemble des controverses constitutionnelles, certaines d’entre elles naissent d’une pratique, réalisée par un sujet, relativement au texte constitutionnel. La controverse apparaît lorsqu’une lacune dans la règle constitutionnelle ouvre des possibilités d’interprétation assez différentes et parce que les énoncés juridiques sont incertains. En effet, le texte controversé ne donne pas toutes les réponses aux situations qui peuvent se présenter lors de son application et l’acteur du jeu constitutionnel profite de cet état de fait. La controverse définit alors les champs interprétatifs de la conduite par plusieurs arguments faisant appel à différentes méthodes d’interprétation. La notion d’abus de droit vient prohiber une conduite qui, prima facie, est permise mais qui, in fine et toutes choses considérées, s’avère prohibée. Elle peut « saisir »la pratique objet du débat (I). Mais, le concept serait vain s’il ne détenait que pour objet la participation à une discorde. C’est ainsi que nous constaterons que le juge utilise dans son raisonnement l’abus de droit qui sert alors d’outil interprétatif. Il s’agit des fonctions de la notion dans la controverse (II) I. Confrontation de la notion d’abus de droit à la controverse constitutionnelle Avant de constater la possibilité pour la notion d’abus de droit de « saisir » les pratiques controversés du droit constitutionnel (B), il nous appartient de présenter rapidement ses contours(A). A. Présentation de la notion de l’abus de droit 1. Bref historique L’apparition de la notion d’abus de droit dans l’histoire de la pensée juridique est relativement récente5. Les auteurs datent généralement sa naissance doctrinale et jurisprudentielle à la fin du XIXè siècle. Certains montrent néanmoins que si la notion est assez récente et innovante, l’idée est ancienne6 et aurait été établie à l’aide 4 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité,théorie dite de l’abus des droits, 1927, 2e éd., 1939, p. 315. 5 P. ANCEL, C. DIDRY, L’abus de droit : une notion sans histoire ? L’apparition de la notion d’abus de droit en droit français au début du XXe siècle, L’abus de droit, comparaisons franco-suisses, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2001, p. 51. 6 E.H. PERREAU, Origine et développement de la théorie de l’abus de droit, Revue générale du droit, 1913, p. 481. J. CHARMONT, L’abus de droit, R.T.D.Civ., 1902, p. 113. RICCOBONO, La teoria dell’abuso del diritto nella dottrina romana, B.I.D.R., 1939, p. 1. 3 de précédents romains7. Cependant, la notion d’abus de droit n’a pas été formellement reconnue par le droit romain en raison notamment de l’absence d’existence du concept de droit subjectif8. Il faudra néanmoins attendre la fin du XIXème siècle pour voir consacrer la doctrine de l’abus de droit par la jurisprudence9, sous le coup d’un contexte idéologique, d’une situation économique et sociale en total bouleversement. Le très célèbre arrêt de la Cour de Colmar de 1855 « Daerr »10, s’agissant d’une affaire de fausse cheminée, érige l’idée d’abus de droit de propriété à défaut de la nommer explicitement. Un courant assez favorable suivra cette ouverture jurisprudentielle11 mais il faudra attendre le fameux arrêt « Clément-Bayard » de 191512 pour voir promue explicitement la notion. Les juristes vont suivre cette évolution13 et les écrits doctrinaux au tournant du XXème siècle vont foisonner14. Une véritable conceptualisation de l’abus de droit va avoir lieu. Aujourd’hui le principe d’interdiction de l’abus de droit a pénétré un grand nombre d’ordres juridiques, au moins dans la partie de leur droit privé15. Il a également touché divers domaines du 7 Pour une démonstration du mal-fondé des thèses qui nient l’existence de l’abus de droit en droit romain classique : U. ELSENER, Les racines romanistes de l’interdiction de l’abus de droit, Thèse, 2004, Bruylant, p. 188 et s. V. aussi : M. JOVANOVIC, Aequitas and bona fides in the legal practice of ancient Rome and the prohibition of the abuse of rights, Facta Universitatis, Series Law and Politics, vol. 1, n° 7, 2003, p. 763. 8 En ce sens : M. VILLEY, Signification philosophique du droit romain, A.P.P., 1981, p. 381 ; La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam, A.P.D., 1964. 9 Parmi ceux qui admettent que la notion est avant tout une création jurisprudentielle : E. PORCHEROT, De l’abus de droit, Thèse, Dijon, 1901. 10 Colmar, 2 mai 1855, D.P., 1856, 2, 9. 11 Par ex. : Sedan, 17 décembre 1901, S. 1904, 2. 217, note Appert. Un propriétaire est coupable d’abus de droit pour avoir érigé une cloison pour « donner à la maison voisine un aspect de prison ». 12 Cette décision a sanctionné un propriétaire voisin d’un terrain d’atterrissage et d’envol de ballons dirigeables, pour avoir planté dans sa propriété des piquets de fer afin d’empêcher l’évolution des ballons. 13 P. ANCEL, C. DIDRY, op. cit., p. 55: « En réalité, même si on en découvre quelques traces, c’est la doctrine qui, a en quelque sorte « récupéré » a posteriori les quelques décisions antérieures pour donner l’impression d’un corpus jurisprudentiel préexistant. Ici comme ailleurs, la jurisprudence est très largement le produit d’une construction doctrinale ». 14 V. notamment parmi une abondante bibliographie : R. SALEILLES, De l’abus des droits, Rapport présenté à la première sous-commission de la commission de révision du Code Civil, Bull. soc. études et législ., 1905, p. 325 J. CHARMONT, L’abus de droit, R.T.D.civ., 1902, p. 113 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité,théorie dite de l’abus des droits, 1927, 2e éd., 1939. uploads/S4/ abus-de-droit-constitutionnel.pdf

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  • Publié le Mar 30, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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