18 BBF janvier 2015 QUAND LE MUSÉE S’EXPOSE 19 BBF janvier 2015 Françoise Gaill

18 BBF janvier 2015 QUAND LE MUSÉE S’EXPOSE 19 BBF janvier 2015 Françoise Gaillard Depuis la fin octobre, un immense vaisseau à la voilure de verre et de bois est ancré à la lisière du bois de Boulogne. Une ouverture pratiquée dans ses larges flancs nous fait pénétrer dans ce qu’ils recèlent : un lieu consacré à l’art, ­ essentiellement contemporain, ainsi qu’à la culture visuelle et musicale, ouvert à toutes les formes de réflexion sur la créa- tion. On parlerait de « musée » n’était sa raison sociale de « fondation ». D’ailleurs, pour que nul ne l’ignore, le sigle du com- manditaire en hautes lettres chromées est apposé sur sa coque. LV, Louis Vuitton. Comme sur les sacs ou les malles cabines qui firent, au temps des grands paque- bots, la renommée du sellier. Faute de goût ? Non, goût d’une époque qui fait courir ses plus beaux voiliers sous les couleurs de MACIF, Groupama et autres Banque populaire. L’architecture muséale contemporaine et son affirmation en tant qu’œuvre d’art (le musée devient l’œuvre) se fait souvent au détriment de la fonction muséale elle-même : diffuser la culture et le savoir, mettre des espaces au service de ce qui est exposé, selon des missions patrimoniales, éducatives et culturelles. Cette spectacularisation s’accompagne d’une mise de la culture au service de l’économie. De notables exceptions et réussites permettent d’optimiser le propos et les perspectives. 20 BBF janvier 2015 A vec ses voiles, comme gonflées par un vent arrière, cette arche de l’art récemment accessible au public, est prête à s’élancer avec lui vers de nouvelles aventures artistiques et culturelles. Paris l’a, enfin, son « Gehry ». Après Bilbao et avant Abou Dhabi. Je dis bien « enfin », car l’an- cien American Center, également œuvre de l’ar- chitecte, et devenu la Cinémathèque française, n’entre pas en compte dans cette compétition architecturale que se livrent les grandes villes et les capitales internationales autour de ce nou- vel objet de prestige et d’argument de vente aux touristes, que sont ces musées qui portent la griffe des stars de l’architecture mondiale. Le 27 octobre dernier, jour de l’inauguration de la fondation qui lui était spécialement réservé, le Tout-Paris de la presse, de l’art, de la culture, se précipita pour venir voir. Pour voir quoi ? Pour voir l’importante et pres- tigieuse collection du président de la fonda- tion, Bernard Arnault ? Bien évidemment non, puisque ce public averti savait que la mise en place et l’accrochage des œuvres qui la com- posent n’auraient lieu que plus tard, et que ne seraient alors visibles que les quelques com- mandes conçues spécialement pour dialoguer avec le bâtiment et pour le magnifier – comme celles faites à Olafur Eliasson, le magicien de la lumière, Cerith Wyn Evans, l’orfèvre des sons, Ellsworth Kelly, le sculpteur de la couleur –, ou pour en raconter l’histoire. Il faudrait mieux dire, pour en construire la légende, car c’est bien ce à quoi s’emploie dans son travail d’ar- chéologie par anticipation, l’artiste américaine Taryn Simon qui, dans une très vaste salle, expose les traces aujourd’hui effacées de tous ceux, maçons, ingénieurs, électriciens, et autres artisans qui ont participé à la construction du musée, comme leurs gestes qui ont laissé une empreinte sur le plâtre humide ou les objets qu’ils ont oubliés dans les fondations, un pa- quet froissé de Marlboro Light, une coupure de presse, une bouteille de plastique cabossée (A Polite Fiction). Ce que tout le monde venait donc voir, c’était le bâtiment. Curiosité d’autant plus compréhen- sible qu’elle avait été attisée par la médiatisation dont celui-ci avait fait l’objet durant des mois. Mais si la curiosité entrait pour une part non négligeable dans cet empressement, une autre raison poussait à venir voir ce musée (presque) vide : le sentiment que c’était lui, le musée, qui était l’œuvre. La confirmation de cette inversion des rôles entre musée et collection, était d’ail- leurs apportée par cette première programma- tion, inhabituelle pour un musée même tout nouveau, une exposition de lui-même dans la plus grande salle du bas et, dans la galerie atte- nante, la projection en boucle du film réalisé par Sarah Morris sur le bâtiment de Franck Gehry durant sa phase de réalisation (Strange Magic). Au chapitre du dossier de presse consacré à la présentation du programme artistique de la fondation, Suzanne Pagé, son conservateur en chef, justifiait en ces termes cette curieuse contravention aux habitudes qui veulent qu’un musée ouvre sur une exposition thématique ou monographique forte : « Pour l’Ouverture, conscients du caractère exceptionnel sur le plan patrimonial de l’œuvre de Frank Gehry, nous avons mis en place une stratégie globale au ser- vice du bâtiment. Une exposition spécifique lui est d’emblée consacrée, mettant en évidence, à côté de solutions techniques totalement iné- dites, les principes d’élaboration de cette archi- tecture. Celle-ci, après l’impulsion première et ­ déterminante du geste créateur formalisé par un dessin, se précise au fil de nombreuses étapes, visualisées par autant de maquettes matéria- lisant le processus mental dans sa complexité évolutive. » 21 BBF janvier 2015 Pourquoi s’attarder ainsi sur la toute nouvelle Fondation Louis Vuitton ? Parce qu’elle résume à elle seule les différentes questions que pose aujourd’hui l’architecture muséale, à commen- cer par celle de son affirmation en tant qu’œuvre d’art, au détriment souvent de son souci de la vocation et de la fonction d’un musée : la diffu- sion de la culture et du savoir et donc la mise de ses espaces au service de ce qui y est exposé de façon permanente ou temporaire. Ces questions, qui ont d’ailleurs partie liée, peuvent, pour aller vite, être ramenées à trois principales : le primat du geste architectural, l’inflation muséale, les raisons économiques, politiques et sociales d’une telle inflation. Aujourd’hui, l’œuvre d’art c’est bien souvent le musée. Le public ne s’y trompe pas, et ce qu’il vient regarder, avant toute chose, et parfois même à la place de toute chose, c’est le bâti- ment. Tel est le cas du public parisien qui, depuis que les barrières qui le dissimulaient au regard sont tombées, a profité de la promenade domini- cale et de la douceur de l’automne, pour venir contempler cette nouvelle nef, sorte de clin d’œil fait par Frank Gehry au bateau qui figure sur les armes de Paris (qui, d’ailleurs, lui sug- géra l’idée de la forme à donner à l’édifice). Tel est le cas du public marseillais, tout comme celui des vacanciers, qui se sont rendus l’été dernier en très grand nombre au Mucem (musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée). Au point que le maire de la ville s’est félicité de cette fréquentation qui dépassait les prévisions les plus optimistes. Ce qu’il avait oublié de dire, c’est que les deux tiers de ceux qui s’étaient acquittés de leur droit ­ d’entrée, ne Fondation Louis Vuitton, bâtiment conçu par l’architecte Frank Gehry. 22 BBF janvier 2015 l’avaient fait que pour découvrir, depuis l’inté- rieur, la fameuse dentelle de béton traversée par la lumière, et n’étaient montés dans les étages que pour se rendre sur la terrasse dominant la mer et emprunter la passerelle qui relie le musée au quartier du Panier, sans un regard pour les expositions. Il est vrai que le magnifique édifice de Rudy ­ Riccioti, qui, à travers les entrelacs de la sombre broderie qui l’habille, laisse pénétrer la clarté du ciel et le miroitement du soleil sur la mer, vaut, à soi seul, le déplacement ! Mais n’est-ce pas là, précisément, ce qui fait problème dans les réalisations contemporaines ? Imagine-t-on un touriste limitant sa visite au Louvre à la seule façade, ou n’y pénétrant que pour jeter un coup d’œil à son monumental atrium ? C’était en tout cas inimaginable jusqu’à la construction de la pyramide de verre de Pei, qui constitue une at- traction en elle-même, tant par sa performance technique, son audace esthétique eu égard au lieu chargé d’histoire de son implantation que par les polémiques que, dans les premiers temps de son installation, elle a soulevées et dont les médias se sont faits l’écho, et qui, pour ces raisons participe de la mode de la specta- cularisation qui s’est emparée de l’architecture muséale, en dépit de son classicisme formel. Il faudrait interroger les habitants de Bilbao qui ont très vite adopté leur musée au point de l’in- tégrer dans leurs usages de la ville en faisant de sa monumentale esplanade un lieu de flânerie en famille, ou, pour les jeunes, un terre-plein pour leurs jeux de glisse, afin de savoir combien d’entre eux fréquentent les salles d’expositions et se sentent donc concernés par ce qui y est montré. Un tel sondage ne saurait bien évidem- ment prendre en compte les foules de touristes qui, si elles viennent à Bilbao dans le but pre- mier de voir l’œuvre de Frank Gehry (et de le faire savoir à leur retour), font aussi, puisque aussi bien elles sont là et qu’elles ont payé leur ticket d’entrée pour contempler l’objet de l’inté- rieur, un uploads/s3/ quand-le-musee-s-expose.pdf

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