T. Côté Les anciens ont-ils noté musicalement la déclamation ?Enjeux esthétique

T. Côté Les anciens ont-ils noté musicalement la déclamation ?Enjeux esthétiques et anthropologiques d'un problème des Lumières | IRASM SI (2020) 2: 165-184 Thierry Côté 5610 avenue Gatineau apt 10 Montreal, QC, H3T 1X7 Canada Email thierry.cote.1@ umontreal ca Les anciens ont-ils noté musicalement la déclamation ? Enjeux esthétiques et anthropologiques d’un problème des Lumières UDC 78.01*17’ 7032(38) Original Scholarly Paper Izvomi znanavenc rao Received 2 Aprl 2020 Pnmljeno 2 travnja 2020 Accepted 1 September 2020 PnhvaCeno 1 rujna 2020 Abstract - Résumé La thèse formulée en 1719 par Dubos selon laquelle les anciens possédaient un système de notation musicale de la déclamation soulève des enjeux poétiques et anthropologiques centraux pour la pensée musicale des Lumières Elle engage notamment l'une des concep- tions nodales de la théorie classique de rexpression l'homologie des intonations musicales et des accents oratoires En étudiant révolution du problème chez Dubos,Dudos, Condilac et Rousseau Iarticle montre qu il agit en réalité comme fil conducteur dans révolution qui conduit la pensée des Lumières dune poétique musicale dinspiration rhéto- nque à une anthropologie linguistique dinspiration musicale Mots clés - Keywords: Déclamation • chant • origine des langues • imitation musicale • Lumières • Dubos • Condillac • Rousseau « La déclamation naturelle donna naissance à la musique, la musique à la poésie, la musique et la poésie à leur tour firent un art de la déclamation ». Jean -François MARMONTEL, >• Déclamation théâtrale », Encyclopédie, Vol. 4, p. 680. I Introduction : quels enjeux pour un problème persistant ? Tout au long du XVIIIème siècle, un problème retient particulièrement l'attention des philosophes qui s'intéressent de près ou de loin à la question de l'expression musicale :les anciens possédaient-ils un système de notation musicale de la déclamation ora- toire ? La thèse de l' existence d'un tel système, sou- tenue par Dubos dans les Réflexions critiques sur la poésieet la peinture (1719, réédité en 1733), est notam- ment discutée par Condillac dans Y Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746) et réfutée par Du- clos dans le M émoire sur l’art de partager l'action théâ- trale (1747, repris au tome IV de l'Encyclopédie à 165 T Côté Les anciens ont-ils noté musicalement la déclamation ? Enjeux esthétiques et anthropologiques tfun problème des Lumières IRASM 51 (2020) 2: 165-184 l' article « Déclamation des Anciens » en 1754). Bien que le problème n'y soit pas abordé de front, on en trouve l'écho dans le Neveu de Rameau de Diderot (vers 1770) et dans l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau (paru à titre posthume en 1781). La vivacité du débat s' explique moins par son intér êt strictement historique que par l' actualité de ses enjeux pour la pensée musicale des Lumières. Il y va en réalité d'un des aspects fondamentaux de la sémiotique musicale du XVIIIème siècle français, à savoir l'homologie des effets de sens de la musique et des signes naturels du langage inarticulé. Le glissement entre la question de fait (a-t-on noté la déclamation ?) et la question de droit (peut-on noter la déclamation ?) est con- stant dans un débat qui engage d'abord la cohérence de la poétique classique de l'opéra français (chez Dubos), mais bientôt également les hypothèses directrices d'une anthropologie linguistique fondéesur des modèles musicaux (chez Condil- lac, puis Rousseau). En analysant l'évolution des enjeux de ce problème dans la pensée musicale du XVIIIème siècle, cet essai se propose de montrer qu'il agit comme un véritable fil conducteur dans l'évolution si particulière qui mène, en France, d'une poétique musicale d'inspiration rhétorique à une anthropologie linguistique d'inspiration musicale. I. Dubos et Duclos ou l' enjeu esthétique Aux origines d'une polémique : la thèse des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture Au tournant du XVIIIème siècle, au moment même où l'opéra italien se détourne du « stile raprensentativo » au profit du « bel canto » et des figures du dialogisme, compositeurs et philosophes français assument encore très largement l'héritage intellectuel des cénacles renaissants comme la Camerata Fiorentina ou l'Académie de poésie et de musique1. D'une part,le style français reste durable- ment marqué par le figuralisme et la poétique de l'irrutation. D' autre part, la filia- tion du théâtre antique est encore largement revendiquée et continue de jouer un rôle normatif pour la poétique de la tragédie lyrique. L' attention particulière qu' accorde Jean-Baptiste Dubos au rôle de la musique dans les repr ésentations dramatiques des anciens est à cet égard tout à fait signi- ficative. Dans la première édition des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture ' ■Fondé en 1570 autour du poète Jean-Antoine de Baïf et du compositeur, luthiste et chantre Thibault de Courvtlle, sous la protection de Catherine de Médias et de Charles IX, ce cercle cultive l'idéald'union de la musique au verbe à l'image de la musique gréco-romaine. D partage avec la Came- rata fatentma une conœption hautement intellectualisée de la musique. Les productions musicales, comme le recueil de chansons intitulé Le Prations (musique de Claude Le Jeune et la plupart des poèmes de J. A.de Baif ),sont le résultat expérimental des théories élaborées. 166 T. Côté Les anciens ont-ils noté musicalement la déclamation ? Enjeux esthétiques et anthropologiques dun problème des Lumières IRASM 51 (2020) 2: 165-184 (1719), ce thème fait l'objet d'une longue digression (sections 42et 43) où Dubos développe une thèse originale qui ne cessera par la suite d'être discutée : les dramaturges anciens composaient et notaient la déclamation des acteurs sur une échelle musicale2. La démonstration est insérée stratégiquement avant la section sur la « musique proprement dite » (sections 45 à 47), où l'auteur aborde la mu- sique moderne (opéra et musique instrumentale). Dès la seconde édition (1733) la séquence sur la musique des anciens est suffisamment étoffée pour faire l'objet d'une partie autonome, la Dissertation sur les représentations théâtrales des anciens (3"”* partie). Une centaine de pages est désormais consacrée au seul problème de la notation musicale de la déclamation. En s'interrogeant sur les raisons de cette augmentation, Catherine Dubeau a écarté l'hypothèse d'un « appendice destiné à faire la démonstration des origines antiques de la tragédie lyrique » qui viserait la « légitimation du nouveau spectacle en tant qu'héritier de la tragédie antique »3. Elle insiste avec raison sur l'attention portée par Dubos aux différences spéci- fiques de chaque genre et fait valoir les positions nuancées qui ressortent de sa correspondance avec Louis Ladvocat entre 1694 et 16981. Elle manque toutefois l' enjeu principal du problème soulevé par Dubos. Il ne fait aucun doute que l'auteur des Réflexions critiques cherche à s'écarter des déclarations enthousiastes de Ladvocatsur la résurrection des pouvoirsdelà tragédie grecque et qu'il entend mener un travail plus rigoureux devant aboutir, moyennant l'analyse patiente des sources, à marquer des différences plus qu'à affirmer des similitudes entre les deux genres. Si le « carmen », équivalent romain de la mélodie tragique des grecs, admettait « quelque chose d'écrit au-dessus du vers, pour prescrire les inflexions de voix qu'il fallait faire en les récitant »5, Dubos précise à plusieurs reprises que la déclamation notée des anciens n'a rien à voir avec le chant des modernes. Elle n' avait « ni passages, ni ports de voix cadencés, ni tremblements soutenus, ni les autres caractères de notre chant musical »‘. Pourtant, à y regarder de près, Dubos ne relève aucune différence de nature entre la déclamation notée des anciens et le chant lyrique des modernes. La différence est de pur degré : d'une part, la décla- mation brasse moins d'air que le chant musical7. D'autre part, elle se distribue sur 2 Dubos s' appuie notamment sur Pierre- jean BURETTE, « Dissertation sur la mélopée ancienne » et- Addition à la dissertation sur la mélopée »,dans Mémoires de httérature tirés des registres de l’ acadé- mie royale des inscriptions et belles-lettres.51 vols , Pans, Imprimerie Royale, 1717, vol. 5 , p. 169- 206 3 Catherine DUBEAU, « De la musique des Anciens aux querelles sur l'opéra : la troisième partie des Réflexions critiques sur la poesie et la peinture de l' abbé Dubos »,dans M. A. BERNIER (dir.), Paralèle des anciens et des modernes rhétorique,histoire et esthétique au siècle des Lumières », PUL, 2006, p- 176-177. 4 Dans cette correspondance Louis Ladvocat,érudit helléniste et passionné d'opéra, revendique avec enthousiasme la filiation de la tragédie antique pour l'opéra moderne. Dubos tend à rejeter cette filiation . 5 Jean-Baptiste DUBOS, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, [éd augmentée de 1740], Ulème partie, p. 97. /&trf.,p 111. 7 Ibid.p. 112. 167 T Côté Les anciens ont-ils noté musicalement la déclamation ? Enjeux esthétiques et anthropologiques dun problème des Lumières IRASM 51 (2020) 2: 165-184 des intervalles moins grands (quarts de tons selon Dubos) 5. Pour l'essentiel, elle est semblable au chant : dans la mesure où ses intervalles sont appréciables, ils sont susceptibles d'une notation. D'ailleurs,si la déclamation peut être notée,c'est que la modulation oratoire,coefficient affectif de la parole vive,est elle-même une espèce de mélodie : « Comme la simple déclamation consiste aussi bien que uploads/s3/ les-anciens-ont-ils-note-musicalement-la-declamation-enjeux-esthetiques-et-anthropologiques-d-x27-un-probleme-des-l.pdf

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