La peinture moderniste Clement GREENBERG « Modemist Painting » apparaît d’abord

La peinture moderniste Clement GREENBERG « Modemist Painting » apparaît d’abord en 1960 dans une série radiophonique diffusée sur les ondes de Voice of America (Washington, D.C.), puis est publié par ses soins. Art Yearbook (IV, 1961) le reprend tel quel. Il figure ensuite, avec quelques légères modifications, dans Art and Literature (n° 4, printemps 1965), et cette version est reprise par Gregory Battcock dans son anthologie The New Art. A critical Anthology (New York, E. P. Dutton & Co ; Inc., 1966-1973, Dutton Paperback, pp. 66-77). Une traduction française, sous le titre « La peinture moderniste », apparaît dans Peinture-Cahiers théoriques, n° 8-9, 1974. On retrouve le texte anglais dans deux autres anthologies : Esthetics Contemporary de Richard Kostelanetz (1978), où il est assorti d’un post-scriptum, et dans Modern Art and Modernism. A Critical Anthology de Francis Frascina et Charles Harrisson (1982). Il figure enfin, avec le post-scriptum de 1978, dans l’édition des écrits complets de Greenberg, actuellement en cours et menée à bien par John 0’Brian : Clement Greenberg. The Collected Essays and Criticism, Vol. 4, Modernism with a Vengeance. 1957-1969. Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1993, pp 85-94. Nous proposons ici une nouvelle traduction (suivie du post-scriptum de 1978) qui est aussi, et surtout, une relecture comme l’attestent les commentaires figurant dans les notes (voir aussi notre article « Kant contre Kant », plus loin). 1/12 Le modernisme ne se limite pas simplement à l’art ni à la littérature. Désormais, il s’étend à la quasi-totalité de ce qui est véritablement vivant dans notre culture. En outre, il se trouve qu’il a l’importance d’une nouveauté historique. La civilisation occidentale n’est pas la première à se retourner pour s’interroger sur ses propres fondations, mais c’est la civilisation qui est allée le plus loin dans ce sens. J’assimile le modernisme à l’intensification, voire l’exacerbation, de cette tendance autocritique que le philosophe Kant inaugura. En tant qu’il fut le premier à critiquer les moyens mêmes de la critique (criticism1), je tiens Kant pour le premier véritable moderniste. L’essence du modernisme réside, à mes yeux, dans l’usage des méthodes caractéristiques d’une discipline pour critiquer cette discipline même – non point pour la subvertir, mais pour la retrancher (to entrench2) plus fermement dans son champ de compétence. Kant utilisa la logique pour établir les limites de la logique et, en proportion de ce qu’il soustrayait à son ancienne juridiction, la logique se retrouva plus assurée dans la maîtrise de ce qui lui restait3. L’autocritique du modernisme procède de la critique des Lumières mais ne s’y réduit pas. Les Lumières critiquaient de l’extérieur, à la manière dont le fait la critique dans son sens le mieux partagé ; le modernisme critique de l’intérieur, par le biais des procédures mêmes de ce qui est critiqué. Il semble naturel que cette nouvelle sorte de critique soit apparue d’abord en philosophie qui est critique par définition ; mais à mesure que le XIXe siècle avançait, il se manifesta dans nombre d’autres champs. On commença à exiger de chaque forme d’activité sociale une justification plus rationnelle, et l’autocritique « kantienne » fut convoquée dans l’éventualité de rencontrer ou d’interpréter cette exigence dans des ères fort éloignées de la philosophie. Nous savons ce qu’il est advenu d’une activité comme la religion qui n’a pas été capable d’employer la critique « kantienne » immanente pour s’autojustifier. À première vue, les arts pourraient sembler avoir connu une situation comparable à la religion. S’étant vu dénier par 1 En anglais, criticism signifie la critique (l’acte, le fait de critiquer, spécialement dans un texte qui rend compte d’un autre texte, littéraire, ou d’une œuvre d’une autre nature). Le mot a un autre sens, celui auquel le mot français criticisme est spécialisé (de même que l’allemand Kriticismus) : la doctrine kantienne ou, plus généralement, toute philosophie qui préconise de fonder la recherche philosophique sur la théorie de la connaissance, c’est-à-dire le discernement (la critique) des formes et des catégories de l’esprit. L’expression « critiquer les moyens même de la critique » peut être considérée comme une définition du criticisme en ce second sens. Sur la question de la relation de Greenberg au criticisme, voir mon texte plus loin, ainsi que « Épistémologie du criticisme ; l’héritage théorique de Clément Greenberg », mon intervention au Colloque Clément Greenberg tenu au Centre Georges Pompidou les 21 et 22 mai 1993, actes parus dans les Cahiers du musée national d’art moderne. 2 Terme militaire – voir mon article ci-après. (N. d. T.) 3 Sur ce point précis, c’est-à-dire la validité de l’affirmation de Greenberg eu égard à la dualité du sens de la notion de logique chez Kant (la logique comme discipline extérieure à la philosophie et la logique comme partie de la philosophie), voir « Épistémologie du criticisme : l’héritage théorique de Clément Greenberg », op. cit. (N. d. T) 2/12 les Lumières toutes les sortes de tâches qu’ils eussent pu assumer sérieusement, tout se passa comme s’ils tendaient à être réduits au divertissement pur et simple, et comme si le divertissement lui-même tendait à être réduit, de même que la religion, à une thérapie. Les arts ne pouvaient se préserver de cette rétrogradation qu’en démontrant que la sorte d’expérience qu’ils procuraient était valable de plein droit au lieu de procéder d’une autre sorte d’activité. En l’occurrence, chaque art devait réussir cette démonstration pour son propre compte. Il fallait que l’unicité et l’irréductibilité fussent manifestées et explicitées non seulement dans l’art en général mais dans chaque art particulier. Chaque art devait déterminer, à travers les opérations qui lui sont particulières, les effets qui lui sont particuliers et exclusifs. Ce faisant, chaque art devrait sans doute restreindre son champ de compétence, mais, du même coup, affermirait plus assurément sa maîtrise de ce champ. Il apparut rapidement que le champ de compétence unique et propre pour chaque art coïncidait avec tout ce que la nature de son médium recelait d’unique. La tâche de l’autocritique devint l’exclusion, parmi les effets de chaque art, de quelqu’effet que ce soit qu’il serait envisageable de prêter ou d’emprunter à un autre art. Ainsi, chaque art retournerait à son état « pur », et dans sa « pureté » trouverait la garantie de ses normes de qualité aussi bien que de son indépendance. La « pureté » signifiait l’autodéfinition, et l’entreprise de l’autocritique dans les arts devint une entreprise d’autodéfinition à outrance (with a vengeance4). L’art réaliste, illusionniste, avait dissimulé le médium, employant l’art pour cacher l’art ; le modernisme emploie l’art pour attirer l’attention sur l’art5. Les limites qui constituent le médium de la peinture – la surface plane, la forme du support, les propriétés du pigment – étaient traitées par les anciens maîtres comme des facteurs négatifs qui ne pouvaient être pris en compte qu’implicitement ou indirectement. La peinture moderniste en est venue à tenir ces mêmes limites pour des facteurs positifs dont il faut se préoccuper ouvertement. Les tableaux de Manet devinrent les premières œuvres modernistes en vertu de la franchise avec laquelle ils 4 Terme à nouveau militaire – voir mon article ci-après, (N. d. T.) 5 Ces deux phrases ont largement contribué à accréditer la version d’un Greenberg théoricien-terroriste, en ce qu’elles semblaient en même temps définir et imposer normativement le modernisme comme une démonstration intellectualiste des seules propriétés du médium. II suffit de faire l’effort de lire un peu plus loin « Modemist painting » (la plupart des commentateurs et, particulièrement des dénigreurs, n’ont pas dépassé les deux premières pages) pour se rendre compte que cette interprétation est fondamentalement erronée – par exemple : « On doit comprendre également que l’autocritique de l’art moderniste n’a jamais fonctionné d’une autre manière que spontanée et subliminale. Ce fut entièrement une question de pratique, immanente à la pratique et jamais un sujet de théorie. » (N. d. T.) 3/12 affichèrent les surfaces sur lesquelles la peinture était posée. Les impressionnistes, dans le sillage de Manet, renoncèrent à la sous-couche et au verni, pour placer l’œil, sans aucun doute, devant l’évidence que les couleurs utilisées étaient faites de peinture réelle, tirée de pots et de tubes. Cézanne sacrifia la vraisemblance, ou l’exactitude, afin d’ajuster plus explicitement le dessin et la composition à la forme rectangulaire de la toile. Cependant, c’était l’accentuation de la planéité inéluctable du support qui demeurait ce qu’il y avait de plus fondamental dans les processus par lesquels l’art de la peinture se critiquait et se définissait sous le modernisme. La planéité était la seule propriété uniquement réservée à cet art. L’espace clos du support était une condition limitative, ou une norme, que partageait l’art du théâtre ; la couleur, une norme ou un moyen dont participaient la sculpture aussi bien que le théâtre. La planéité, la bidimensionnalité, était la seule condition que la peintre ne partageait avec aucun autre art, en sorte que la peinture moderniste s’orienta vers la planéité et rien d’autre. Les anciens maîtres avaient senti qu’il était nécessaire de préserver ce que l’on appelle l’intégrité du plan pictural : c’est-à-dire de uploads/s3/ greenberg-la-peinture-moderniste.pdf

  • 53
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager