La transmusicalité: ces musiciens occidentaux qui optent pour la musique de l’«

La transmusicalité: ces musiciens occidentaux qui optent pour la musique de l’« autre »1 BRUNO DESCHÊNES Résumé: Dans cet article, l’auteur présente une définition de la transmusicalité telle qu’elle s’applique à la pratique de la musique de cultures autres que celle de la culture d’origine. En faisant appel à l’expérience de quatre musiciens transmusicaux, dont lui-même, l’auteur analyse les difficultés et les exigences qui entourent l’interprétation de la musique de l’autre afin de la rendre, dans la mesure du possible, authentique. L ’intérêt des Occidentaux à l’égard du phénomène contemporain que nous appelons aujourd’hui les musiques du monde inclut l’attrait de nombreux musiciens (autant que des non-musiciens) de jouer des instruments de musique de cultures non occidentales ou encore de marier les sonorités de ces musiques à la musique occidentale. Les exemples abondent. L’arrivée de Ravi Shankar sur la scène internationale dans les années 1960 a suscité l’intérêt de nom­ breux musiciens, dont le jazzman John Coltrane ou encore les Beatles (Bakan, 2007) ; à cela s’ajoutent les nombreuses collaborations de Ravi Shankar avec Yehudi Menuhin. De même, au cours de cette même décennie, de nombreux Occidentaux ont commencé à séjourner au Japon pour y apprendre le shaku­ hachi (Casano, 2005). Depuis ce temps, la popularité du shakuhachi japonais a crû de façon presque exponentielle en Occident. La majorité des étudiants en shakuhachi n’ont pas de formation musicale occidentale préalable. Malgré cela, plusieurs obtiennent leur titre de maître et l’enseignent. Dans les années 1970, des compositeurs, principalement américains, ont trouvé une excel­ lente source d’inspiration dans les musiques balinaises et javanaises. Plusieurs facultés de musique et départements d’ethnomusicologie se sont portés ac­ quéreurs d’ensembles de gamelan. À une certaine époque, ces musiciens évo­ 48 Deschênes: La Transmusicalité quaient même la création de l’American Gamelan, une musique de gamelan qui désirait se distinguer des musiques balinaises et javanaises (Miller, 2005). L’internationalisation des rapports interculturels entre les cultures a permis le jaillissement d’un métissage artistique multiple et hétérogène. Ainsi, un grand nombre de cultures non occidentales prennent le virage des musiques classique, rock ou pop occidentales, au détriment de leur musique traditionnelle et au nom d’une prétendue modernité, signifiant en fait une modernité à l’occidentale. Dans l’espoir d’être reconnus internationalement, des groupes rock et pop voient le jour en fusionnant des sonorités et des styles originaires de ces cultures (bien que certaines de ces musiques n’aient pas vu le jour dans le pays d’origine, par exemple, le raï ou encore la salsa). Ou en­ core, les écoles de musique ou conservatoires d’un grand nombre de ces pays enseignent presque exclusivement la musique classique occidentale, leur mu­ sique classique traditionnelle étant reléguée au second rang. Si cette dernière y est enseignée, elle est souvent modifiée pour s’adapter au credo occidental. Parallèlement, un nombre croissant de musiciens occidentaux intègrent à leur formation rock, pop ou jazz des instruments de musique d’origines les plus diverses, instruments qui sont interprétés la plupart du temps par des Occidentaux. Nous pouvons entendre sur scène ou sur CD des groupes eth­ niques très divers dont la plupart, si ce n’est tous les musiciens, ne sont pas originaires de la culture de la musique interprétée. Ou encore, un nombre croissant d’Occidentaux, sans aucune formation musicale préalable en Occi­ dent, désirent apprendre un instrument ethnique, souvent en démontrant très peu d’intérêt envers l’apprentissage de la musique occidentale. Tout cela crée un monde musical très bigarré et plutôt désordonné. Dans un article publié en 1960, l’ethnomusicologue américain Mantle Hood a proposé le terme « bimusicalité » en référence à ces musiciens, au départ des étudiants en ethnomusicologie, qui recevaient une formation leur permettant d’interpréter la musique d’une autre culture. Il parle même de tri- et de quadrimusicalité en référence à ceux qui s’intéressent à plus d’une culture. Cependant, la notion de bimusicalité laisse sous-entendre une forma­ tion musicale occidentale préalable, Hood comparant l’apprentissage d’une musique d’une autre culture à l’apprentissage d’une langue seconde. De plus, l’apprentissage de cette musique ethnique a comme barème d’étude et de comparaison la musique occidentale même (Shelemay, 1997:190-1). Pour Mantle Hood, la bimusicalité permet aux ethnomusicologues de mieux con­ naître et de mieux comprendre la musique et la culture qu’ils étudient. Un grand nombre d’universités instaurent l’enseignement de musiques ethniques dans les facultés de musique en se portant acquéreurs d’instruments ethniques divers, surtout des ensembles de gamelan javanais et balinais. Les cours sont 49 MUSICultures 34/35 parfois donnés par des maîtres étrangers invités, mais surtout par des ethnomu­ sicologues formés à ces musiques. Ce ne sera qu’en 2004 que Ted Solís publie un premier livre analysant le phénomène des ensembles de musique ethnique en milieu universitaire (2004). Il précise que cette formation est fragmentaire, incomplète et modelée à une formation universitaire, soit une formation en institution, alors que généralement, dans les pays d’origine de ces musiques, la formation est orale. Ces ethnomusicologues, ne possédant souvent qu’une formation partielle de la musique qu’ils étudient, en viennent à n’enseigner que ce qu’ils considèrent le plus traditionnel à leurs yeux (cf. Solís, 2004). Et, pour utiliser un terme de Trimillos (2004), cette musique est donc « distillée » puisqu’elle est enseignée d’un point de vue occidental et sur la base de prémis- ses occidentales. Trimillos suggère même que cet enseignement serait plus une mise en scène qu’un enseignement véritable de ces musiques. Cependant, l’intérêt des musiciens de la fin du XXe et en ce début du XXIe siècle à l’égard de musiques ethniques diverses ne découle pas d’un in­ térêt universitaire ou d’un rapport avec une formation musicale préalable, mais plutôt d’une aspiration directement musicale dont l’idée première est de sortir des sentiers battus de la musique occidentale et d’en élargir les horizons. Par exemple, des musiciens de formation vont délaisser leur instrument occidental pour devenir interprètes de cet instrument autre, ou encore, tel qu’il a été mentionné plus haut, certains, sans formation musicale proprement dite, vont devenir interprètes d’un instrument ethnique, sans passer par une formation musicale à l’occidentale. Un des exemples les plus typiques à cet égard est celui des étudiants en shakuhachi japonais qui apprennent à jouer de cette flûte sans avoir de formation musicale préalable et dont la plupart ne démontrent pas le désir de recevoir une telle formation. En ce sens, l’apprentissage d’une mu­ sique ethnique ne passe pas obligatoirement par une formation occidentale.2 L’ethnomusicologue suisse Laurent Aubert propose à cet égard un terme qui, je crois, est plus approprié que celui proposé par Mantle Hood pour décr­ ire cette situation avec des musiciens qui ne sont pas ethnomusicologues : la « transmusicalité ».3 Le musicien désirant apprendre une musique d’une autre culture n’apprend pas uniquement une musique, un instrument de musique particulier, une technique instrumentale, un répertoire, une esthétique ou pensée musicale, ou, plus spécifiquement, une culture musicale. Il doit ap­ prendre à penser et à ressentir la musique comme les natifs de cette culture, apprentissage qui va bien au-delà de toute technique, répertoire, esthétique ou même d’une connaissance de la culture musicale proprement dite. Cet intérêt n’est pas uniquement musical ou scolaire, mais musical et, selon moi, humain : s’il désire interpréter cette musique comme un natif, autant que cela puisse se faire, il doit devenir partiellement cet autre4 culturellement différent tout en 50 Deschênes: La Transmusicalité perdant un peu de sa propre culture au change, sans bien sûr jamais devenir totalement cet autre. Le présent article débute par une description liminaire de la transmusi­ calité, description qui cherche avant tout à amorcer une réflexion sur le sujet et non à circonscrire le phénomène dans son ensemble. Suivra une présentation de quatre musiciens qui se retrouvent dans une situation « transmusicale », c’est- à-dire des musiciens qui apprennent une musique différente de la culture dont ils sont originaires, soit trois musiciens occidentaux (formés respectivement en musique classique de l’Inde du Nord, en musique de l’Afrique de l’Ouest et, le troisième, en musique japonaise) ainsi qu’une musicienne d’origine taïwanaise (formée en musique de l’opéra de Pékin et qui désire moderniser le jeu de son instrument en apprenant à improviser). Je présenterai par la suite quelques aspects de la marginalisation à laquelle ces musiciens doivent faire face. D’une part, ils ont subi une première ségrégation de la culture dont ils désirent in­ terpréter la musique. Les membres de cette culture autre peuvent à l’occasion mettre en doute la capacité de ces musiciens non natifs à interpréter ces mu­ siques même si, par un travail parfois acharné, ils en viennent à être acceptés. Mais aussi, ils font face à une discrimination analogue du côté de leur propre culture d’origine du fait qu’ils la délaissent pour intégrer la musique d’une culture autre.5 La notion de transmusicalité, telle que je la présente ici, est un phénomène tout à fait contemporain et découlant de la mondialisation. Je cherche à mettre en lumière les difficultés et les exigences auxquelles les musiciens doivent faire face dans leur apprentissage d’un instrument de musique et d’une musique qui déborde du cadre typique de la musique occidentale. La formation du musicien transmusical est beaucoup uploads/s3/ transmusicalite.pdf

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