Bulletin de l'Association française des anthropologues "Magiciens de la terre"

Bulletin de l'Association française des anthropologues "Magiciens de la terre" André Magnin, Aline Luque, Marc-Eric Gruénais Citer ce document / Cite this document : Magnin André, Luque Aline, Gruénais Marc-Eric. "Magiciens de la terre". In: Bulletin de l'Association française des anthropologues, n°39, Mars 1990. Anthropologue, anthropologie et musées. pp. 55-67; doi : https://doi.org/10.3406/jda.1990.1499 https://www.persee.fr/doc/jda_0249-7476_1990_num_39_1_1499 Fichier pdf généré le 03/05/2018 55 "MAGICIENS DE LA TERRE" A propos de l'exposition "Magiciens de la terre" Première exposition mondiale d'art contemporain Centre Georges Pompidou - Grande Halle de la Villette (18 mai - 14 août 1989) Entretien avec André Magnin et Aline Luque (commissaires de l'exposition) réalisé par Marc-Eric Gruénais - Marc-Eric GRUENAIS : Pourquoi le titre "Magiciens de la terre" ? - André MAGNIN : Un des buts essentiels était de réunir en un même lieu des objets (sculptures, peintures, etc.) réalisés par des individus venant du monde entier, issus de différentes cultures dont certaines ne connaissent pas la notion d'art comme nous la concevons. Néanmoins, elles n'en créent pas moins des objets qui en quelque sorte fonctionnent comme des réceptacles de l'esprit. Le titre "Magiciens de la terre" nous permettait de ne pas exclure ceux qui aujourd'hui conçoivent les produits d'une expérience parfois millénaire et qui sont porteurs de façon éclatante d'une spiritualité à l'égal de nos oeuvres d'art. Dans notre acception, nous n'avions pas la nostalgie des premiers âges de l'humanité. Nous étions bien conscients des ambiguïtés que ce titre allait susciter. Par exemple, nous avons emprunté, à la demande de J.M. Alberola, la baguette magique de Jean Eugène Robert Houdin ; un responsable de ce musée espérait pouvoir remettre la main, à travers cette exposition, sur l'arme de ce même Houdin qui leur avait été volée. Aussi, bon nombre de person¬ nalités y allaient de leur propre exposition ! Il est vrai que ce titre embar- 56 rassait certains artistes occidentaux. Mais vous savez, aux yeux de Novalis, la magie, même dépouillée de son appareil rituel, garderait dans notre vie quotidienne toute son efficacité ! 1. LA COLLABORATION AVEC LES ETHNOLOGUES MEG. Comment s'est déroulée la collaboration avec les ethno¬ logues ? AM. Un des principes fondamentaux dans la préparation de cette exposition était de rencontrer sur place, dans son contexte, les créateurs. Chacun d'entre nous, en préalable à ses voyages de prospection, menait une recherche et entre autres nous avons sollicité des chercheurs, ethno¬ logues, anthropologues, qui avaient une connaissance du terrain, d'autres cultures, de langues et d'individus. Nous leur avons exposé les principes de cette exposition, nous les avons aussi discutés. La plupart en ont compris les enjeux et ont montré un grand intérêt ; les informations que nous avons pu alors recueillir nous ont été précieuses. Certains sont partis en mission pour nous, d'autres nous ont accompagnés dans nos voyages. Il nous a été ainsi possible dans certains cas par leur intermédiaire de communiquer dans des langues que nous ne pouvions connaître et d'avoir des discussions avec ces créateurs sur leur travail. Il faut dire aussi que certains chercheurs n'ont pas souhaité être mêlés à cette entreprise. Certains chercheurs se sont investis jusqu'au bout, jusque dans la présen¬ tation des oeuvres rapportées, ainsi que dans la rédaction des notices. MEG. Cette connaissance que vous avez eue en côtoyant les chercheurs, l'avez-vous exploitée pour l'exposition ? - Aline LUQUE : Evidemment, car avant d'entreprendre nos voyages il fallait nous informer. De plus, nous ne faisons pas que montrer des objets. Il y a aussi la réflexion intellectuelle sur ces objets. 57 2. LE CHOIX DES OBJETS MEG. Quel était le critère de choix des objets ? Choisissiez- vous un objet parce qu'il vous plaisait ? AM. Nous n'avons pas choisi des objets, c'est pourquoi nous avons tenu à rencontrer dans leur contexte des individus créateurs. Aucun artiste n'a été invité sans que l'un d'entre nous ne l'ait rencontré. C'était une dimension importante dans l'appréciation d'une oeuvre. Il m'est arrivé évidemment de me trouver en face d'oeuvres dont je pressentais la puissance tout en étant démuni d'éléments rigoureux d'appréciation. Je vous ferai remarquer que l'on peut se trouver dans pareille situation en visitant des ateliers en Europe. Les propos de l'artiste, sa capacité à réagir, sa puissance d'innovation, sa capacité de résistance à la tradition, la qualité d'exécution parfois même. Dans le Kwan'debele, en Afrique du Sud, par exemple, j'ai emprunté toutes les routes, toutes les pistes pour voir la quasi-totalité des maisons peintes par les femmes. Je suis tombé en arrêt devant l'une d'entre elles. C'est donc cette femme qui est venue deux mois à Paris. C'est bien après que j'ai appris que c'était la plus réputée et même qu'elle enseignait son art dans un musée de plein air de sa région. Dans certains cas les choix étaient plus subjectifs et dans d'autres, plus scientifiques. Nos choix allaient toujours de cultures vivantes. AL. Ethnologues et collectionneurs attendaient des masques. Nous n'avons pas voulu tomber dans ce piège. Nous avions songé à un moment retenir des masques d'Amazonie. Mais le masque sans le corps est mort. Jean Rouch nous a raconté que lorsque des Dogon étaient venus au Musée de l'Homme et avaient vu leurs masques, ils étaient horrifiés parce que, lorsqu'ils utilisaient les masques dans leurs cérémonies, ceux-ci étaient d'un rouge éclatant, alors que dans la vitrine du Musée ils étaient ternes et poussiéreux. Nous ne voulions pas tomber dans ce travers. Aussi, seuls deux masques sont exposés, et encore, ce sont des coiffes et non des masques. MEG. Par exemple, qu'est-ce qui vous a poussé à choisir et un temple vaudou et un peintre zaïrois ? 58 AM. Nous avons été fascinés par l'étonnante modernité des scènes vaudou réalisées en ciment et peintes, et fascinés par les peintures abstraites de ce même temple commandé par un grand prêtre au même artiste. Au Zaïre, il y a une énorme production que l'on nomme à tort, je crois, populaire. Samba est de loin le plus inventif, le plus critique ; il redouble avec une technique sûre. Il n'y a pas de rapprochement à faire entre ce temple vaudou et ce zaïrois, sinon qu'ils font oeuvre tous les deux. MEG. Entre le peintre zaïrois, qui travaille en fonction de canons occidentaux (la toile, l'huile), et le fronton de maison de la Nouvelle- Guinée, les critères de choix ont sans doute été différents ? AM. L'un nous parle de la société dans laquelle il vit aujourd'hui et qu'il critique avec un humour sans pareil, l'autre nous parle de ses ancêtres fondateurs du clan. Les deux connaissent la notion d'art et nous parlent du monde qu'ils vivent. MEG. Vous n'avez pas choisi d'objets européens ? Des ex-voto auraient pu être exposés, par exemple ? AM. Nous n'avons pas retenu d'ex-voto, ni européens, ni d'autres pays. AL. En fait, c'est la mise en scène d'un ensemble d'ex-voto qui est intéressante. Nous n'avons pas trouvé un créateur dans ce domaine. D'une manière générale, notre exposition n'est pas exhaustive, nous avons pu nous passer de certaines pièces. Les objets qui tenaient de l'artisanat ou de l'art d'aéroport nous intéressaient peu. 3. EXPOSER LES OBJETS MEG. Pourquoi y a-t-il des explications pour certains objets et non pour d'autres ? AL. Comment présenter un objet sans pour autant le livrer par des 59 mots, car il y a une limite dans les mots. Dans l'art contemporain occi¬ dental, certains artistes expliquent leur travail. Par exemple, Hans Haacke, auteur de la fontaine au lion du parvis, explique pourquoi il utilise le vert, le jaune, etc. Or, ce n'est pas du tout la démarche d'autres artistes, qui parfois ne savent absolument pas parler de leur travail. Même lorsque l'on rédige un article ou un catalogue se pose la question de savoir comment parler d'une oeuvre. "Magiciens de la terre" est une exposition d'art et non une exposition ethnographique ; dans une exposition d'art on est moins pédagogique que dans un musée d'ethnologie. En fait nous sommes sur une corde raide, et nous nous sommes notamment demandés comment nous pouvions présenter des objets statiques dans un musée qui n'est plus un musée d'anthropologie mais un musée d'art. Nous avons donc pris une position très peu pédagogique : placer tous les artistes, occidentaux ou non, au même niveau. Aussi, puisque pour les artistes occidentaux nous ne mettions pas d'explication (alors même que très peu de personnes ont les clefs pour entrer dans les oeuvres occidentales), alors nous ferions de même pour les artistes issus d'autres cultures. AM. Par exemple, la grande peinture sur écorce de Papouasie- Nouvelle-Guinée de Nera Jambruk côtoie la grande sculpture de Claes Oldenburg. Pour Oldenburg, il y a un cartel sur lequel est inscrit le titre de l'oeuvre et le lieu de travail. Pour Nera Jambruk, de la même façon, on a écrit vit et travaille à Apengay, Papouasie-Nouvelle-Guinée, et rien de plus. Quand on visite le Musée des Arts africains et océaniens ou le Musée de l'Homme, les objets présentés ne sont jamais identifiés. Or, derrière un objet, il y a toujours l'esprit et la main uploads/s3/ magiciens-de-la-terre.pdf

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