Claude-Gilbert Dubois, Essais sur Montaigne (Caen : Paradigme, 1992) SENS ET FO

Claude-Gilbert Dubois, Essais sur Montaigne (Caen : Paradigme, 1992) SENS ET FONCTIONS DE L'IMAGINATIO AU XVIe SIÈCLE: L'ILLUSTION RÉALISTE ET L'ACTIVA TION INVENTIVE1 Parler de l'imagination comme d'«une fonction de l'Irréel»2 aurait beaucoup surpris les théoriciens du XVIe siècle. La fonction principale de l’imaginatio n'est pas de produire de la fiction, mais de faire passer le «phantasme» dans le réel. «Fortis imaginatio generat casum, disent les clercs»: Montaigne, qui cite les clercs, traite «de la force de l'imagination»3. Les images sont productrices d'énergie et informent activement la matière. Le pouvoir de l'imagination sur la réalité, que Paracelse définit par les termes potestates et operationes*, ses fonctions énergétiques et opératoires, s'expriment de multiples manières. La production des images emprunte la voie spéculaire: l'imagination est mimétique. Elle représente en dehors des présences, et remplit les vides de l'absence, dont la nature a horreur. Elle les remplit 1 - Extrait de Philosophique, 1987, n' 1, pp. 67-85. 2 - Jeanne BKRNIS, L'Imagination, Paris, P.U.R, 1954, p. 28. 3 - Il s'agit de l’incipit et du lilre du chapitre I, XXI des Essais. La citation peut être traduite par: «Une imagination active crée l'événement». 4 - «De Imaginatione, lum quinam in suam exaltationem veniat», in De Occulta Philosophia, cap. VI, inclus dans Aurcoli Theophrasti Paraccisi /.../ De Summis Nalurae Mysleriis libri Ires /.../, pcr Gcrardum Dôme Gcrmanico Latine redditi, Basilcac, P. Pema, 1570, p. 67. 13 Cl.AUDF.-Gn,BBRT DUBOIS ESSAIS SUR MONTAIGNE matériellement, comme le confirme Jérôme Cardan5. Le point optimal de cette opération se manifeste dans l'«objectivisme» esthétique de la Renaissance, qui donne à l'art la mission de représenter les objets mieux encore que ne le fait la nature; le point extrême en est l'«hyperréalisme» des maniéristes qui utilise jusqu'à leur dernière limite, par le traitement anamorphotique, les lois naturelles de l'optique. Les cas les plus patents de mimétisme imaginaire sont d'ordre médical: la représentation, par opération imaginative, de cas de lésions ou de maladies, entraîne l'apparition effective de ces lésions et de ces maladies. Le mécanisme spéculaire est en effet à double sens: du réel à l'image, et de la représentation imagée au surgissement de la présence. L'imagination affine et multiplie, au-delà de la perception sensible, les modes d'approche des phénomènes; en ce sens on a pu parler avec pertinence d'un «surréalisme» du XVIe siècle6. L'imagination donne à voir au-delà du visible, et fait sentir corporellcment les présences au-delà du sensible. Il y a continuité de la vue à la vision, et de la vision à la voyance. Les visionnaires ne sont pas forcément des extravagants, mais des «ultravagants» qui utilisent la perceptoin ultra-sensible, comme celle qui permet de distinguer l'intérieur des corps opaques, de percevoir les impressions subtiles des âmes, les émanations matérielles qui attestent la présence de doubles, de «phantasmes», de «daimons» ou d'esprits, et les ailes des anges qui font, dit d'Aubigné, de «tout l'air un soleil».7 Enfin l’imaginatio est de manière générale un facteur de matérialisation: c'est une force psychique qui tend à la réalisation physique de ses productions. Le fantasme lui-même n'est guère pensé, dans l'environnement néo-aristotélicien et néo-épicurien qui reste important malgré le renouveau du platonisme, en dehors d'un support matériel. Lorsque l'aspect formel l'emporte sur la matérialité, la production imaginaire demeure un pro-jet, au sens originel du terme, qui n'a de sens que par le «jet» qui le suit et l'assume, ou la réalisation matérielle de la forme. Or nous savons désormais qu'il n'y a rien de plus irréaliste que le désir de réel8. L'hyperréalisme esthétique a pour but ultime de faire de l'image obtenue par art une copie plus «vraie» que le modèle naturel. C'est là le fondement de l'illusion réaliste qui reproduit intellectuellement les pièges de la spéculante: prendre l'image pour le modèle et alimenter par cette interversion des rôles les mirages du trompe-l'oeil. Le «surréalisme» qui consiste à doter la réalité de dimensions suprasensibles est fondé sur une conception de l'univers dans lequel tout se répond: Baudelaire parlera de correspondances, le XVIe siècle parle d'analogies. L'analogie est la forme intellectualisée de la métaphore; la métaphore n'est pas de l'ordre du réel, mais de cette science des symboles qu'est la rhétorique. La réalisation de la métaphore n'est elle-même qu'un tour de rhétorique. On ne peut impunément extrapoler de l'ordre des signes vers l'ordre des réalités: la confusion babélienne est la punition de ceux qui entendent, avec des mots, franchir le seuil des réalités. Il reste à l’imaginatio un autre rôle, qui est la recherche de la nouveauté dans l'ordonnance des idées, appelée aussi inventio. L'imagination spéculative (que nous opposerons à l'imagination spéculaire) est la faculté qui donne l'accès à l’inventio, par une dispositio nouvelle des matériaux. Il est à remarquer qu'on est ici 5 - Le mécanisme est analogue à celui de la «matière subtile» emplissant les vides de l'espace matériel: ces substances sont appelées «esprits» (Girolamo CARDANO, De Subtilitate libri XXI, Norimbcrgae, 1550; dans la traduction française de Richard Le Blanc, Paris, G. Le Noir, 1556, pp. 34-35. 6- L'expression a été utilisée par A.M. SCIIMIDT, J. BOUSQUET et J.C. MARGOLIN. 7 - Les Tragiques, VII, 721. 8 - Du moins lorsque le désir de réel utilise la voie sémiologique pour atteindre son but (cf. R. BARTHES, Leçon, Paris, Seuil, p. 21 sqq. L'auteur renvoie lui-même à J. LACAN). On peut s'interroger pour savoir si les «arts de représentation» sont ou non du domaine de la sémiologie: la réponse est généralement positive. 14 15 Cl-AUDH-GlLBnRT DUBOIS ESSAIS SUR MONTAIGNE dans le vocabulaire de la rhétorique9. La création par la voie de l'imaginaire est la découverte de nouveaux modes de relations logiques, donnant naissance à de neuves cohérences que sont les systèmes d'explication. Mais on est ici dans le logos, c'est-à-dire dans la symbolique. Il a fallu laisser le réel pour découvrir cette efficacité discursive de l’imaginatio. Ces rapports ambigus de l’imaginatio au réel et au symbolique seront l'objet de la présente étude. Il s'agira d'établir la logique par laquelle les théoriciens et les praticiens du XVIe siècle font de l’imaginatio une puissance de réalisation, de détecter comment dans leurs pro-jets ils réalisent en fait une projection qui en fait les victimes de leur propre imaginaire. Confusion entre la représentation et le fétichisme de l'objet, par laquelle le désir mimétique, au lieu d'objectiver, poursuit une impossible identification désignée par le terme de «vive représentation». Le propre de l'imaginaire est précisément d'affirmer la réalité objective des fantasmes: lorsque cette affirmation disparaît, on n'est plus dans l'imaginaire, mais dans le ludique (lorsque le joueur ne se prend pas à son jeu, mais le reconnaît comme jeu) ou dans le symbolique (qui procède par désignation, et non par représentation). Des difficultés incontournables demeurent: dans le domaine lexical, car les mots n'ont pas le même sens d'un auteur à l'autre, ou n'ont pas le même sens à l'intérieur même du paradigme. Ainsi imaginatio, phantasia, visio désignent diverses formes de réalisation des images, mais au pluriel, «imaginations», «fantaisies», «visions» renvoient péjorativement à l'irréalité, sauf le dernier mot qui est à double usage. Il est d'autre part nécessaire de sélectionner dans une production d'oeuvres considérables par leur contenu et leur variété: nous avons volontairement restreint à 9 - Murray Wright BUNDY, «Invention and Imagination in the Renaissance», Journal of English and Germanie Philology, XXIX (1930), pp. 535-545. Du même auteur, à consulter: The Theory of Imagination in Classical and Médiéval Thoughl, The Universily of Illinois, 1927. un choix où le mot imaginatio apparaît dans le titre même, comme le De Imaginatione de Pic de la Mirandole, le chapitre «De Imaginatione» inclus dans De Summis naturae Mysteriis de Paracelse, le chapitre «de la force de l'imagination» dans les Essais de Montaigne, et deux traités médicaux, celui de Hieronymus Nymann, De Imaginatione Oratio, et celui de Thomas Feyens, De Viribus imaginationis Tractatus. I - Eikasia et l'imagination mimétique. Jean-François Pic de la Mirandole, le neveu du grand Pic de la Mirandole, a publié, au tout début du XVIe siècle, deux textes qui nous importent au plus haut point: il s'agit d'un traité De Imaginatione, et d'un opuscule associé à des lettres à Pietro Bembo concernant l'imitation (De Imitatione)i0. Dans son ouvrage sur l'imagination, l'auteur suit la plupart du temps les propositions aristotéliciennes du De Anima, mais y ajoute des références externes à Platon, aux scolastiques et à son oncle. Utilisant une métaphore rajeunie par l'invention récente de l'imprimerie, il compare l'«âme rationnelle» à une page blanche ou à une table rase, sur laquelle l’imaginatio imprime ses propres marques, les «images» qu'elle «conçoit et met en acte»11. Ce rôle 10 - Les deux premières éditions recensées du De Imaginatione de Gianfrancesco Pico della Mirandola (1470-1533) sont celles de Venise, 1501, et de Strasbourg, 1507. Une traduction française a été réalisée par MA. de Baïf sous le titre: Traité de l'Imagination (Paris, Wechel, 1557). Une édition moderne, avec introduction et traduction anglaise a été réalisée par Harry CAPLAN, On the Imagination, New Haven, Yale Universily Press, 1930. Les lettres de Jean-François Pic de la Mirandole à Pietro Bembo ont été écrites dans les années uploads/s3/ claude-gilbert-dubois-essais-sur-montaigne.pdf

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