100 Par Roger Pierre Turine entre les mailles du filet Chiharu Shiota Discrète,
100 Par Roger Pierre Turine entre les mailles du filet Chiharu Shiota Discrète, secrète, ancrée en ses ressentis, Chiharu Shiota dévoile très peu des secrets qui la guident sur les chemins de la création. Interrogée sur les circonstances qui l’ont vue naître à l’art, elle répond à la question par la tangente et vous n’en tirerez pas davantage : « J’ai de fréquentes insomnies et, au fil de celles-ci, je pense énormément. Je suis alors comme l’enfant qu’angoisse la peur de ne plus se rendormir. De ne plus se réveiller ? Cette inquiétude m’habite de manière récurrente. » 101 Vue de l’exposition Sleeping is Like Death, galerie Daniel Templon, Bruxelles. 2016, fil noir, dimensions variables. Courtesy de l’artiste et de la galerie Daniel Templon, Paris/Bruxelles. 102 option de remettre vos pendules à l’heure, une tentative à la clé : percer le vrai fonde- ment de l’existence, ce temps de vivre et de mourir qui vous est imparti. Les dualités sont l’essence même de son travail : le jour et la nuit, le rêve et l’éveil, l’imaginaire et la réalité, la vie et la mort. Et les contrastes confient du tonus à ses extrapolations plas- tiques. Contraste entre la toile noire et les murs blancs, entre l’ombre qui gît sous la toile et la lumière qui s’en échappe. Chez Daniel Templon, à Bruxelles, elle avait, jusqu’au 20 février dernier, adapté une de ses installations et performances fétiches, reconfigurée en fonction de l’espace alloué. Sleeping is like Death résume sa position face à l’existence. La performance du sommeil est un thème que Chiharu Shiota explore depuis une quinzaine d’années. Et si, à Bruxelles, la performance fut réalisée par trois de ses assistantes, il lui est arrivé de s’y atteler elle-même, comme elle le fit à Berlin durant neuf jours. Le lit serait-il, pour Chiharu Shiota, le lieu de toutes les peurs et de tous les rêves ? « Oui, on y rêve aussi bien éveillé qu’en- dormi et des vérités vous y apparaissent entre rêve et réalité : on naît dans un lit et on y meurt et c’est dans un lit que se nouent, se rejoignent, les deux pôles de toute vie, de la naissance à la mort. Je vis en fait des choses très universelles que je répercute au travers d’un travail indi- viduel. » Il suffit de pénétrer un espace qu’elle habite avec ses idées et ses fils noirs, rouges ou blancs, et le miracle opère : vous vous sentez embarqué en un univers où les choses et les circonstances prennent soudain une dimension quasi indi- cible, mais infiniment pénétrante. Convié au silence qui s’installe entre vous et l’espace, à une sorte de pénétration spirituelle de votre être et de vos actes, subjugué par la présence enveloppante de fils noués et tissés entre eux comme les trames d’une vaste toile d’araignée, il vous reste pour During Sleep. 2004. Performance dans l’église Sainte Marie-Madeleine, Lille, France. Courtesy de l’artiste. 103 Et derrière leurs yeux... Trois lits blancs d’hôpital investis par trois femmes qui y auront dormi (mais que se passe-t-il derrière leurs yeux ?) durant trois heures, tandis que le public déambulait entre les lits… L’on y revient : la mort rôde. Qu’a-t-elle subi durant son enfance ? Nous n’en saurons rien. Et peu importe que Louise Bourgeois ou Marina Abramovitc furent des exemples pour elle. L’enfermement sous un vaste écheveau de fils relance pourtant le parallèle entre elle et Bourgeois, dont les araignées symbolisaient la mère secou- rable, trop vite disparue, contraste obsédant à un père dictateur, arrogant, absent. Lien de cause à effet ? Laissons-nous emporter vers ce ciel de lit empli de fils, de nœuds, de trames. À bien le regarder, l’évaluer, s’y laisser englober, on se sent emmaillé, image qui en vaut d’autres, dans ce qui pour- rait être un vaste dessin au fusain, imbroglio de lignes et de valeurs avec ses percées de lumière. On songe aux architectures, écra- santes et légères, des dessins de Piranèse. Divagations utiles ? Ce qui compte dans l’es- prit de Shiota, c’est que, face à son ouvrage, nous puissions nous sentir concernés, réfléchir au temps de la vie, à nos soumis- sions et insoumissions. Nous projeter nous- même dans la complexité de ses attitudes artistiques. Bon à savoir : pour elle, le noir symbolise le ciel, l’univers. Le blanc exprime la neutralité et le rouge, l’intériorité. Et son travail est à situer entre ces pôles. The Key in the Hand À Venise, en 2015, elle avait suspendu à des kilomètres de fils rouges 50 000 clés usa- gées. Pourquoi des clés ? Parce qu’elles protègent notre quotidien, nos biens, sont en perpétuel contact avec de la chaleur humaine. Dans la plupart des installations de Chiharu Shiota revient un leitmotiv : la mémoire. Et, en filigrane, l’humanité. Dans cette immense installation, sorte de chape touffue mais légère, comme ouatée, infini- ment rouge, sous laquelle pendouillaient des myriades de clés et, échouées entre les mailles, deux barques pourries par l’eau et le temps, Chiharu Shiota répondait à une question fondamentale pour elle : « Qu’est-ce qu’un être vivant ? Qu’est-ce que l’existence ? » Et l’on revient là à cette « mémoire » qui la taraude, à ces traces de tous les jours qu’elle suit à la trace, avec une infinie patience, une absolue détermination. « Les clés protègent notre vie quotidienne, State of Being. 2012, métal, robe d’enfant et fil noir. Courtesy de l’artiste et de la galerie Daniel Templon, Paris/Bruxelles. Dialogue from DNA. 2004, chaussures et fil rouge, dimensions variables. Center of Japanese Art and Technologie, Cracovie, Pologne. Courtesy de l’artiste. 104 nos biens. Elles sont en contact perpétuel avec la chaleur humaine. Accumulées, elles représentent une foule de souvenirs. Une foule de vérités. Et les deux bateaux sont un peu comme deux mains qui accueillent cette pluie de mémoires. Une pluie de clés usées. » La clé ne nous ouvre-t-elle pas la porte vers des mondes autant familiers qu’inconnus ? En ce pavillon du Japon tout à sa dévotion, Shiota montrait aussi des vidéos. On y voyait des enfants qui babillaient juste avant et juste après être nés. Avec elle, on y revient : les traces de l’enfance et les angoisses apparaissent permanentes, comme les réflexions autour des notions de mémoire et d’oubli, de rêve et de sommeil et, in fine, de vie et de mort. Corps moteur et itinérance Le corps est aussi son mobile créatif. Du berceau à la forêt touffue, de l’angoisse au nid rassurant. De l’amas des liens qui enserrent la proie à la délivrance. Et si son langage est universel, comment ne pas y percevoir ces croyances orientales, bouddhistes ou shintoïstes, qui consolent 105 Chiharu Shiota en quelques dates Née en 1972 à Osaka, Japon. Vit et travaille à Berlin depuis 1996. Représentée par la galerie Daniel Templon, Paris/Bruxelles. Expositions personnelles récentes 2016 Sleeping is like Death, galerie Daniel Templon, Bruxelles 2015 The Key in the Hand, Pavillon japonais , 56e Biennale de Venise Searching for the Destination, SESC, São Paulo 2014 First House, Zorlu Performing Arts Center, Istanbul The Guest Work, musée des Beaux-Arts de Bilbao 2013 After the Dream, Carré Sainte-Anne, Montpellier 2012 Labyrinth of Memory, La Sucrière, Lyon State of Being, TarraWarra Museum of Art, Victoria (Australie) Infinity, galerie Daniel Templon, Paris. The Key in the Hand. 2015, clés et fil rouge, dimensions variables. Installation pour le pavillon japonais de la Biennale de Venise, Italie. Courtesy de l’artiste. l’âme, la réconfortent pour gagner l’au- delà ? Avec Chiharu Shiota, dont le parcours assimile la métaphore de l’itinérance, avec ses escales, on est, visiteur, comme sus- pendu dans le temps et dans l’espace. Et ils sont nôtres. Il suffit d’essayer pour en être convaincu. L’artiste japonaise meuble son art avec ses souvenirs et des conséquences vécues dans son âme et sa chair. Si Shiota n’en dit pas beaucoup, son vécu est en perpétuel équilibre – ou déséquilibre – dans des travaux qu’elle peaufine comme l’araignée tricote et détricote sa toile. Jamais d’à peu près dans ses ouvrages, mais, sensible, une ardeur de butineuse accro à la perfection du dire pour que son expression soit sans ambages. Et cette per- fection-là, ajustée aux vérités subliminales, coupe le souffle du visiteur attentif et ému. En 2012, à la galerie parisienne de Daniel Templon, Chiharu Shiota présentait Infinity, une installation avec une suite de pianos brûlés. Elle le reconnaît, elle avait 9 ans, et un incendie dans la maison voisine, l’a marquée à vie… « Il y a, dit-elle, l’univers en moi. Féérique pour les uns, cauchemar- desque pour les autres. » Toujours la même et toujours différente, Shiota nous émeut parce que, pour elle, chaque œuvre est comme une seconde peau en laquelle elle se love pour se retrouver, se comprendre et avancer. Il lui est arrivé de proposer des performances extrêmes. De collaborer avec la scène théâtrale comme dans Matsukaze, opéra de Toshio Hosokawa, monté à La Monnaie, à Bruxelles, Varsovie, Luxembourg et Berlin. Il y uploads/s3/ chiharu-shiota-entre-les-mailles-du-filet.pdf
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- Publié le Jul 06, 2021
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