76 Les Cahiers du Mnam 155 printemps 2021 Léa Dreyer Lars Fredrikson, Fax, 1980
76 Les Cahiers du Mnam 155 printemps 2021 Léa Dreyer Lars Fredrikson, Fax, 1980, dessin enregistré sur papier électrosensible, 44,7 x 36,4, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, photo © Centre Pompidou, Mnam-CCI / Audrey Laurans / Dist. RMN-GP 77 Les Cahiers du Mnam 155 printemps 2021 Nous sommes entre la matière et la lumière L’œuvre de Lars Fredrikson résulte d’un parcours non linéaire, qui trouve sa cohérence dans la convergence de recherches entretenant de fortes résonances avec l’histoire des sciences et des techniques, avec une pratique artistique hybride. L’artiste rejoint aujourd’hui les figures pionnières de l’expérimentation sonore dans le champ des arts plastiques, dont il participe à l’essor à partir de la fin des années 1960. Mais Fredrikson est d’abord peintre, une pratique qui est chez lui matricielle et quasi continue. Lors de son passage à l’Académie de la Grande-Chaumière à Paris, à la fin des années 1940, il s’intéresse au peintre et théoricien Auguste Herbin, qui vient de mettre au point son « alphabet plastique », répertoire analogique de formes, notes de musique et couleurs. Il revendique également l’héritage artistique du premier XXe siècle, celui du suprématisme (Malévitch) et de l’abstraction lyrique (Kandinsky), ainsi que l’influence d’un ensemble d’expérimentateurs ayant cherché à projeter leur geste au-delà du monde des formes et de la vision. Son œuvre n’aura de cesse d’osciller entre un régime d’expérimentation sensorielle dense, tactile, et cette volonté d’entrer en dialogue avec l’immatériel. Et c’est successivement par le mouvement, la lumière, le signal, et enfin par le son, que Fredrikson prolon- gera ses propres gestes picturaux vers un régime de correspondances énergétiques sollicitant un large spectre vibratoire. Quand je peignais, bien sûr, mon but était l’espace plastique. Mais en peinture c’est un espace déprécié. Peu à peu, je me suis intéressé à la sculpture pour par- venir à un espace réel, mais qui ne soit pas volume. Je voulais que ma sculpture parle de l’espace dans lequel nous nous trouvons, qu’elle donne des indications sur ce qui nous entoure, y compris l’espace sidéral […]. Je me posais cette question : la notion « d’espace qui entoure », est-ce que c’est cosa mentale1 ? À partir de la seconde moitié des années 1960, Fredrikson produit une série d’œuvres électroméca- niques et des surfaces en acier inoxydable qui l’as- socient vite au cinétisme et à l’op art2. Cette période de recherche pose les jalons de ses préoccupations à venir concernant les espaces corporel et mental, et leur évolution conjointe au sein d’un « espace plas- tique » se déployant au-delà de la toile et du volume. C’est en 1969, année pivot, qu’il fait ses premières propositions sonores. C’est aussi à ce moment-là Léa Dreyer Nous sommes entre la matière et la lumière Le son et l’espace plastique chez Lars Fredrikson (1926-1997) 78 Les Cahiers du Mnam 155 printemps 2021 Léa Dreyer qu’il conçoit et brevette son premier synthétiseur3, employé aussi bien dans ses productions sonores que dans ses œuvres audiovisuelles sur écrans cathodiques. La même année, il est invité, lors des Nuits de la Fondation Maeght, rendez-vous esti- val phare de la musique, du théâtre et de la danse contemporaine, à collaborer avec le compositeur René Koering en tant que « sculpteur devenu élec- tronicien4 » – la désignation a toute son importance. Les figures essentielles des pratiques plastiques et musicales qui s’y produisent entre 1965 et 19705, parfois pour la première fois en France, ne sont pas étrangères à l’approche de Fredrikson. Cette curiosité et ce besoin d’être au plus proche de ses contemporains nous éclairent sur la confrontation constante de l’artiste au domaine de la musique, dont il tâche d’évacuer l’approche compositrice ; ils bousculent également l’image séduisante de pion- nier isolé, à laquelle il correspond presque à partir des années 1980, en adoptant une approche radicale qui l’éloignera progressivement des institutions – à partir de ces années, ses rares expositions sonores ont lieu à la galerie L’Ollave, à Lyon, et à la Villa Arson, à Nice, où il enseigne. Définir ce qui fait œuvre dans le fond sonore de Fredrikson fait partie des principaux enjeux qui accompagnent sa redécouverte et sa conservation. Les œuvres et expérimentations sonores qui nous sont parvenues sont toutes fixées sur bande magné- tique, aujourd’hui en cours de numérisation. Cet ensemble, représentant près de trois cents heures d’écoute, a rejoint les collections du Musée natio- nal d’art moderne grâce au don en 2016 de Gaël Fredrikson – le fils de l’artiste –, qui accompagnait l’acquisition d’un ensemble représentatif d’œuvres, comprenant des fax, un collage, une œuvre lumi- nocinétique, des photographies de téléviseurs, et un relief en inox. Ce don comprenait également le studio de travail de Lars Fredrikson, composé d’une quinzaine d’appareils électroniques ; instrumenta- rium qui apparaît aujourd’hui comme un témoignage direct des processus de création de l’artiste. Il nous éclaire sur l’interconnectivité régissant une grande partie de sa production – œuvres sur téléviseurs, fax (impressions sur papier électrosensible) et œuvres sonores – parfois générée par les mêmes machines. Malgré l’intérêt que lui porte un ensemble d’artistes, de poètes et de collectionneurs, l’œuvre n’avait pas encore bénéficié d’une étude scientifique approfon- die, pourtant amorcée par l’exposition qui s’est tenue au Mamac de Nice entre 2019 et 20206. Nos récentes recherches voient émerger une figure singulière de l’histoire de l’art, qui s’impose peu à peu comme un jalon dans le décloisonnement des disciplines musicales et plastiques ; une position esthétique subtile, qui nous permet aujourd’hui d’apporter une nouvelle nuance aux approches qui constituent la controversée catégorie du sound art. Esthétique du signal et exploration de l’espace mental À partir de là, je commençai à faire de la vidéo – à transformer le téléviseur, à créer des synthétiseurs pour pouvoir dessiner sur l’écran. Je ne voulais pas montrer le dessin en tant que tel mais le montrer en fragments – et surtout montrer que ces fragments avaient une correspondance avec les rythmes qui Lars Fredrikson, lors des Nuits de la Fondation Maeght, Saint-Paul- de-Vence, 1969, photo Jacques Robert, courtesy Archives Fondation Maeght 79 Les Cahiers du Mnam 155 printemps 2021 Nous sommes entre la matière et la lumière Lars Fredrikson, Inox, 1986, inox gravé, peinture et collage, 99 x 101 x 20, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, photo © Centre Pompidou, Mnam-CCI / Philippe Migeat / Dist. RMN-GP 80 Les Cahiers du Mnam 155 printemps 2021 Léa Dreyer sont en nous. Ainsi, quand nous regardons, l’esprit enregistre les fragments venus de différents côtés7. Pour mieux comprendre l’approche de Fredrikson, il convient de revenir à la période matri- cielle située à la fin des années 1960, au cours de laquelle émergent plusieurs éléments constitutifs de ses pratiques sonores. Dans le sillage de la cyber- nétique, les productions artistiques de l’époque sont manifestes d’un intérêt grandissant pour les neuros- ciences et certains domaines de la biologie. L’impact culturel de l’électroencéphalographie (EEG), utilisée couramment à partir des années 1950 et qui permet d’appréhender l’activité et les rythmes cérébraux, s’exprime à travers les nombreuses utilisations qui en sont faites dans le champ artistique, notam- ment musical8. Plus généralement, le feedback, ou « rétroaction », qui désigne un système dans lequel l’information est réinjectée en circuit fermé, connaît alors un vrai succès dans les musiques expérimen- tales9. Les rythmes organiques, ainsi que les mani- festations de la pensée, qui auparavant relevaient de l’informe et de l’éther, s’expriment à présent à travers le signal, et accompagnent les théories sur l’existence d’une conscience électromagnétique. À cette époque, Fredrikson réalise, par l’intermédiaire du psychiatre et poète Claude Faïn, plusieurs expé- rimentations à l’aide d’un électroencéphalogramme, en l’espèce des relevés de l’activité cérébrale de poètes lisant leur œuvre. Mais c’est peut-être avec ses impulsions que l’artiste illustre l’impact cultu- rel de ces nouvelles technologies sur l’imaginaire énergétique corporel. Produites par un synthétiseur de sa fabrication, elles interviennent visuellement – par injection d’un signal sonore dans des tubes cathodiques – et auditivement, comme les diffé- rentes incarnations énergétiques de ces rythmes corporels complexes, mais aussi comme produc- trices, stimulatrices, de ces pulsations intérieures. Dans l’œuvre sonore qu’il expose à Bristol en 1970, il les nomme « psychofréquences ». Les productions audiovisuelles sur téléviseur de Fredrikson établissent des correspondances entre deux régimes de perception. Dans une volonté d’intériorisation synesthésique de la sculpture, le corps devient le lieu de l’œuvre, par des voies orga- niques voire neurologiques – ces impulsions étant fondées sur « la gamme des rythmes organiques humains10 », elles entretiennent, d’après l’artiste, des relations avec l’activité cérébrale. Exposées à la Maison des Quatre-Vents en 1969, elles y côtoient les premières propositions entièrement sonores de l’artiste, « sculptures mentales11 » faisant elles aussi appel au feedback : « J’ai essayé de faire intervenir le mouvement dans cette sculpture, parce que les oscillateurs que j’utilisais étaient pilotés, presque par eux-mêmes – il y avait du feedback, un com- portement cyclique. Ils pouvaient se bloquer sur un comportement répétitif, se débloquer, et commencer à faire une variation automatique12. » Cette première proposition de dispositifs sonores et audiovisuels autonomes dans son œuvre uploads/s3/ centre-pompidou-cahier-2021-le-769-a-dreyer-lars-fredrikson.pdf
Documents similaires










-
30
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 09, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
- Taille du fichier 1.3478MB