Belphégor Littérature populaire et culture médiatique 13-1 | 2015 Distinctions
Belphégor Littérature populaire et culture médiatique 13-1 | 2015 Distinctions That Matter/Fictions Économiques Mutation des supports, mutation des publics. La bande dessinée de la presse au livre Sylvain Lesage Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/belphegor/628 DOI : 10.4000/belphegor.628 ISSN : 1499-7185 Éditeur LPCM Référence électronique Sylvain Lesage, « Mutation des supports, mutation des publics. La bande dessinée de la presse au livre », Belphégor [En ligne], 13-1 | 2015, mis en ligne le 10 mai 2015, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/belphegor/628 ; DOI : 10.4000/belphegor.628 Ce document a été généré automatiquement le 1 mai 2019. Belphégor est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Mutation des supports, mutation des publics. La bande dessinée de la presse au livre Sylvain Lesage 1 En 1975, Luc Boltanski applique la théorie des champs tout juste élaborée par Pierre Bourdieu afin de décrire les mutations qui affectent le milieu de la bande dessinée1. Reprenant le concept bourdieusien, Boltanski analyse la structuration d’un champ de la bande dessinée sous l’influence conjuguée d’un certain nombre de facteurs, qui renvoient pour l’essentiel à l’apparition d’une nouvelle génération d’auteurs et de lecteurs. L’allongement des études, le bouleversement des structures socio-démographiques dans la France des Trente Glorieuses conduisent au déplacement des ambitions d’auteurs rejetant le modèle artisanal qui dominait jusque-là dans la bande dessinée, et affirment leur qualité d’auteurs à part entière. 2 Parallèlement, l’allongement des scolarités et un rapport décomplexé à la culture académique facilitent une mutation du lectorat français de la bande dessinée, marquée par la poursuite de la consommation de bande dessinée après l’enfance ; Pilote serait le creuset et le paradigme d’une bande dessinée s’affranchissant de ses traits enfantins, pour s’adresser résolument à de grands adolescents, ou à de jeunes adultes. Au même moment, d’ailleurs, le succès médiatique colossal d’Astérix, véritable phénomène de société, pointe avec force ce déplacement des lectorats2. Enfin, le troisième pilier de cette recomposition du paysage de la bande dessinée se situerait dans la formation d’un appareil de consécration. L’apparition de générations de lecteurs familiers de la culture scolaire les pousse à reporter les outils d’analyse de ces formes savantes de la culture vers la bande dessinée et s’équipent rapidement en revues, conventions, salons, expositions, festivals, conférences... 3 Luc Boltanski proposait donc une lecture, à chaud, d’un processus aboutissant à une légitimation unique de la bande dessinée en France, lui conférant la dignité d’un « neuvième art » peu à peu reconnu par les instances de consécration de la culture officielle. Mutation des supports, mutation des publics. La bande dessinée de la presse a... Belphégor, 13-1 | 2015 1 4 L’analyse de Luc Boltanski a depuis été abondamment discutée et amendée3. Plus qu’une analyse entièrement convaincante des mutations qui affectent la bande dessinée, on peut y voir avant tout l’un des éléments qui construisent une polarité dans le paysage de la bande dessinée, en participant à l’affirmation d’une avant-garde résolument distincte d’une bande dessinée « commerciale ». L’article des Actes de la recherche en sciences sociales renforce presqu’autant qu’il analyse le mouvement de légitimation de la bande dessinée en France. Au moment même où il rédige son article, la France (et la Wallonie voisine) est pourtant affectée depuis plusieurs années par un processus profond de translation de la publication de bande dessinée depuis les pages des journaux vers celles des livres. Comment croire que la sacralité symbolique attachée au livre n’ait pas joué en faveur d’une dignité nouvelle pour la bande dessinée, particulièrement dans une vieille nation littéraire comme la France ? C’est ce rôle que nous voudrions évoquer ici, en fournissant quelques clés d’analyse d’un questionnement encore en chantier4. De la presse au livre : le basculement éditorial de la bande dessinée 5 Le basculement du centre de gravité de l’édition de bande dessinée de la presse vers le livre est méconnu pour plusieurs séries de facteurs. La recherche spécialisée sur la bande dessinée, telle qu’elle est apparue dans le sillage de la structuration d’une communauté de fans (le fandom, ou domaine des fans), s’est évertuée à œuvrer pour la reconnaissance de la bande dessinée. À ce titre, le rôle des éditeurs s’est trouvé systématiquement négligé dans la mesure où il importait avant tout d’affirmer la valeur intrinsèquement artistique de la bande dessinée – l’art étant pensé, conformément à la doxa romantique, comme antinomique de considérations matérielles ou commerciales. 6 Ce basculement de la presse vers le livre a également été difficilement pris en compte parce que la première génération d’avant-garde décrite par Boltanski naît pour l’essentiel dans les pages de la presse. De Pilote à Métal Hurlant en passant par Ah ! Nana, B.D. ou Fluide glacial, l’histoire des avant-gardes en bande dessinée constitue d’abord une succession de titres de presse, à lire les histoires de la bande dessinée issues de la démarche militante des fans. La construction d’une généalogie de la bande dessinée a en effet constitué l’une des dimensions centrales de l’entreprise de légitimation. Le dynamisme, l’inventivité, sont d’abord perçus dans le Journal de Mickey (1934), puis dans le Journal de Spirou d’après- guerre, celui d’un « âge d’or » qui verrait le sommaire structuré autour de Jijé, Franquin et d’autres ; la création de Pilote marquerait, dans cette optique, un tournant, l’indice d’une moindre inventivité des journaux belges par rapport à leurs confrères français. Du Journal de Mickey à Pilote puis Métal hurlant ou (À Suivre), l’identification de jalons dans l’histoire française de bande dessinée passe d’abord par la mise en valeur de titres de la presse magazine. 7 Tout au plus se contente-t-on d’évoquer, dans ces panoramas généraux de la bande dessinée, un effondrement de la presse au tournant des années 1970-1980, voire au milieu des années 1980. Celui-ci est mal connu ; pourtant, les chiffres de tirage des journaux spécialisés témoignent de l’ampleur du phénomène. Selon les données officielles de l’Office de justification de la diffusion, l’édition française de Spirou passe de 174 000 exemplaires entre 1963 et 1966 à moins de 150 000 exemplaires en 1969, et moins de 100 000 en 1980. Sur la même période, Tintin passe de presque 260 000 exemplaires en Mutation des supports, mutation des publics. La bande dessinée de la presse a... Belphégor, 13-1 | 2015 2 1963 à moins de 190 000 en 1969, et s’est effondré à moins de 70 000 exemplaires en 1982. Tous les journaux de bande dessinée ne sont pas également affectés par le phénomène ; significativement, les deux grands titres résistant bien au début des années 1980, Pif- Gadget et surtout le Journal de Mickey (plus de 400 000 exemplaires chacun en 1980) sont ceux qui se sont très peu adossés à un catalogue d’albums. Si ce choix de se cantonner à l’univers de la presse ne relève manifestement pas d’une stratégie délibérée, mais plutôt d’une succession d’erreurs éditoriales ne permettant pas d’investir le créneau rémunérateur de l’album, il n’en reste pas moins que cette politique permet sans doute de prolonger la survie des titres de presse, en particulier celle du Journal de Mickey. 8 En effet, l’effondrement des ventes de Spirou ne correspond nullement à l’effritement du lectorat des publications Dupuis. Dans le même temps, les ventes d’albums explosent : dans l’ouvrage hagiographique qu’il consacre au Journal de Spirou et aux éditions Dupuis, Thierry Martens, ancien rédacteur en chef et mémoire de l’entreprise, annonce une augmentation spectaculaire des ventes d’albums : « de trois millions d’exemplaires en 1970 à huit millions en 19805 ». Les chiffres dont nous disposons concernant cette période, tirés des archives de l’entreprise, laissent apparaître une évolution moins spectaculaire sur le marché français. Mais le fait demeure : on assiste sans doute moins à un affaiblissement des titres de presse qu’à un changement de mode de lecture, qui se traduit par le déplacement du lectorat depuis le périodique vers l’achat d’albums. 9 Dans les années 1970, quelques titres de presse sont encore lancés. Éditeurs comme auteurs, accoutumés au support de presse, habitués à y voir l’horizon premier de la publication (sinon en termes hiérarchiques, du moins en termes chronologiques), continuent à se lancer dans la création de nouveaux titres. Mais à la fin des années 1980, l’échec de Métal hurlant (1987), de Corto et de Vécu (1989), l’agonie d’(À Suivre) et des différentes formules de Tintin (Tintin reporter, Hello Bédé) marquent la victoire définitive du livre sur la presse. La publication dans la presse ne présente plus dans la nouvelle économie éditoriale de la bande dessinée qu’un intérêt limité : l’abaissement du prix de vente, conjugué à l’extension du spectre des séries publiées en albums, fait de la presse un produit intermédiaire dont la rentabilité est de plus en plus incertaine. 10 Dans le même temps, la production d’albums explose ; en 1974, les éditeurs adhérant au Syndicat national des éditeurs déclarent publier 360 titres de bande dessinée6 ; dix ans plus tard, c’est plus de 1 000 titres qui sont publiés annuellement par les membres du SNE. Le uploads/s3/ mutation-des-supports-mutation-des-publics-la-bande-dessinee-de-la-presse-au-livre.pdf
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- Publié le Mar 26, 2022
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