D ans Gradiva, nouvelle de Wilhelm Jensen rendue célèbre par son commentaire fr
D ans Gradiva, nouvelle de Wilhelm Jensen rendue célèbre par son commentaire freudien1, un archéologue tombe amoureux d’une jeune fille représentée sur un antique bas-relief2. «Il tisse autour d’elle ses fantaisies, il lui imagine un nom [Gradiva] et une origine, il trans- porte cet être qu’il a créé dans la ville de Pompéi, ensevelie voici plus de 1800 ans3.» Il se rend sur les lieux et, au cours d’une rêverie diurne, «tandis qu’il anime ainsi le passé par son imagination, il voit soudain, sans pouvoir en douter, la Gradiva de son bas-relief sortir d’une maison et, d’un pas léger, gagner […] l’autre côté de la rue4.» On apprendra par la suite que la jeune fille aperçue par l’archéologue est une amie d’enfance – à qui son sentiment amoureux s’adressait en réalité, via le détour de cette construction fantasmatique complexe. À l’exemple de Roland Barthes5, oublions un instant cette fin et la leçon qu’en tire Freud, pour ne conserver que l’épure du délire de revi- viscence que propose le conte de Jensen. Celui-ci se présente comme une variation sur le très ancien motif qui, de Pygmalion au Portrait de Dorian Gray, prête vie à la représentation – mais avec cette particula- rité que la dimension historique y remplit une fonction éminente. Là où le mythe grec voyait la déesse Vénus animer une statue d’ivoire, création ex nihilo du sculpteur6, Gradiva installe une distance de plusieurs siècles entre le désir et son objet: une personne qui a vécu autrefois, et qui n’existe plus. «Docteur en archéologie et professeur d’université7», le héros exerce non seulement une profession qui le place dans un rap- port privilégié avec ce passé, mais il occupe la fonction par excellence de qui ressuscite les mondes disparus. En d’autres termes, il n’est pas 115 A n d r é G U N T H E R T Le complexe de Gradiva Théorie de la photographie, deuil et résurrection celui qui, à l’instar de l’artiste, donne vie (par les moyens de l’art) à la matière inerte, mais celui qui, comme l’historien, a pour mission de faire revivre (par les moyens de la science) une personne ou un univers dont on suppose qu’ils ont réellement existé. Ce léger déplacement de la structure du mythe – qui place à côté de la vie son symétrique man- quant: la mort – fait tout l’intérêt de la Gradiva de Jensen, et permet de l’utiliser comme modèle pour analyser l’un des procédés récurrents des théories de la photographie: la figure de résurrection. Légendes L’un des plus fameux fleurons du travail théorique sur la photogra- phie, la “Petite histoire de la photographie” (1931) de Walter Benja- min, en propose un exemple tout à fait fascinant, par son caractère à proprement parler hallucinatoire. Après une brève introduction, le phi- losophe présente d’emblée son concept le plus novateur: l’idée qu’il y aurait quelque chose dans la photographie qui excède la représentation, qu’il y aurait, dans l’image photographique même, quelque chose de plus que l’“art” (disons, pour aller vite: que le travail de la mimésis), quelque chose du “réel,” du référent lui-même, comme emprisonné dans l’image. Plus qu’une image, la photographie donnerait accès à l’être même du sujet qu’elle représente – qu’elle présente, serait-on tenté de dire, en appuyant ici sur le sens du mot “présent”. Comme beaucoup d’autres notions de la “Petite histoire…”, cette idée ne fait pas l’objet d’une élaboration très détaillée, mais se trouve posée rapidement au détour du commentaire des deux premières repro- ductions qui illustrent l’article dans Die Literarische Welt (fig. 1). Inversant l’ordre de présentation de l’hebdomadaire, Benjamin commence par décrire la seconde – un portrait de femme des années 1840 dû à David Hill et Robert Adamson, choisi d’après une reproduction dans un ouvrage de 1931 de Heinrich Schwartz8: «La photographie nous confronte à quelque chose de nouveau et de singu- lier: dans cette marchande de poisson de Newhaven, qui baisse les yeux au sol avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose qui ne se réduit pas au témoignage de l’art de Hill, quelque chose qu’on ne sou- mettra pas au silence, qui réclame insolemment le nom de celle qui a vécu là, mais aussi de celle qui est encore vraiment là et ne se laissera jamais complè- tement absorber dans l’“art”9.» 116 Études photographiques, 2 Appliquant à cette épreuve ancienne la grille de lecture que lui fournit la pratique de la pho- tographie de son temps, Benjamin donne l’impression de commen- ter comme un instantané pris sur le vif le portrait soigneusement composé de Hill et Adamson, pour lequel Mrs Elizabeth Hall a posé durant de longues secondes – de sorte que ses paupières ont cligné à plusieurs reprises pendant l’exposition, et qu’il est rigoureu- sement impossible, en regardant la reproduction de l’image dans l’ouvrage de Schwartz, de dire si elle a les yeux ouverts ou fermés – à plus forte raison baissés. Mais le travail d’imagination de Benja- min a un sens. Tout comme l’in- vocation du nomde la jeune femme (dans la nouvelle de Jensen, l’at- tribution du prénom Gradiva est le premier acte par lequel l’ar- chéologue commence son travail de “reconstitution”), l’insistance sur son regard permet de passer de la description d’une image inanimée à la construction d’un personnage vivant, doté de quali- tés morales (la pudeur) et surtout d’un attribut : la présence, au présent (« celle qui a vécu là, mais aussi [celle] qui est encore vraiment là»). Le procédé rhétorique auquel Benjamin a ici recours n’est autre que le très vieux topos du “portrait Le complexe de Gradiva 117 Fig. 1. Les deux premières illustrations de la “Petite histoire de la photographie” dans Die Literarische Welt (1931). vivant”, connu depuis l’Antiquité et fort en usage à la Renaissance10, dont le mythe de Pygmalion – et au-delà, le thème démiurgique appli- qué à la représentation – constitue l’extension dans le domaine de la fiction narrative. Depuis Pétrone (disant des personnages d’Apelle qu’ils étaient dessinés avec tant d’exactitude «que l’on eût cru que le peintre avait trouvé le secret de les animer») ou Vasari (décrivant avec enthou- siasme un tableau de Raphaël: «La chair palpite, on sent le souffle et le pouls qui bat dans ces figures dont l’animation même est percep- tible»), le procédé se déploie toujours selon le même principe: pour exprimer la perfection d’une représentation plastique ou picturale, le commentaire suggère la notion d’une animation, d’un mouvement quel- conque – qui est à la fois l’un des éléments qui échappent par défini- tion aux arts en question, et l’un des traits les plus élémentaires par lequel se donne à reconnaître le vivant11. Mis à part l’intérêt historiographique qu’il y a à voir utiliser dans le sens d’une échappée hors de l’art la figure qui constituait jadis le nec plus ultra du compliment adressé à un artiste, l’usage par Benjamin de cette forme d’ekphrasis n’appellerait pas, en soi, de commentaire particulier. Mais son emploi dans le cadre du médium photographique fait inter- venir un élément supplémentaire: l’établissement d’une distance entre deux temps: l’époque où la photographie a été prise (« celle qui a vécu là») et le présent de l’image (« celle qui est encore vraiment là»), c’est à dire une dimension historique. Cette dimension va trouver un déve- loppement extraordinaire avec le second commentaire d’image proposé par Benjamin: celui de la première illustration de la “Petite histoire de la photographie” – un double portrait de 1857 dû au photographe Karl Dauthendey (1819-1896), choisi d’après une reproduction dans un ouvrage de 1930 de Helmuth Bossert et Heinrich Guttmann12: «Ou bien l’on découvre l’image de Dauthendey, le photographe, père du poète, à l’époque de ses fiançailles avec la femme qu’il trouva un jour, peu après la naissance de son sixième enfant, les veines tranchées dans la chambre à coucher de sa maison de Moscou. On la voit ici à côté de lui, on dirait qu’il la soutient, mais son regard à elle est fixé au-delà de lui, comme aspiré vers des lointains funestes. Si l’on s’est plongé assez longtemps dans une telle image, on aperçoit combien, ici aussi, les contraires se touchent: la plus exacte tech- nique peut donner à ses produits une valeur magique, beaucoup plus que celle dont pourrait jouir à nos yeux une image peinte. Malgré toute l’ingéniosité 118 Études photographiques, 2 du photographe, malgré l’affectation de l’attitude de son modèle, le specta- teur ressent le besoin irrésistible de chercher dans une telle image la plus petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant, grâce à quoi la réalité a pour ainsi dire brûlé de part en part le caractère d’image – le besoin de trouver l’endroit invi- sible où, dans l’apparence de cette minute depuis longtemps écoulée, niche aujourd’hui encore l’avenir, et si éloquemment que, regardant en arrière, nous pouvons le découvrir13.» Il y a peu de commentaires d’images dans la “Petite histoire de la photographie”, et celui-ci forme le plus long d’entre eux. Il est d’autant plus surprenant de constater qu’il s’agit à peine d’un commentaire d’image. uploads/s3/ le-complexe-de-gradiva.pdf
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- Publié le Aoû 15, 2022
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