Chantai MASSOL-BÉDOIN L'artiste ou l'imposture : le secret du Chef-d'œuvre inco

Chantai MASSOL-BÉDOIN L'artiste ou l'imposture : le secret du Chef-d'œuvre inconnu de Balzac « Jamais l'œuvre la plus belle ne peut être comprise. La simplicité même repousse parce qu'il faut que l'admirateur ait le mot de l'énigme. Les jouissances prodiguées aux connaisseurs sont toujours renfermées dans un temple, et le premier venu ne peut pas toujours dire : « Sésame, ouvre-toi ». Balzac, Des Artistes1 C'est dans L'Artiste que paraît, en 1831, la première version du Chef- d'œuvre inconnu. Toute récente, la revue a voulu obtenir du romancier en vogue un texte en rapport avec ses objectifs : illustrer, propager une conception nouvelle (romantique) de l'art ; elle contribuera largement, dans ces années, à donner à la notion d'artiste (le terme n'a que depuis peu son sens moderne2) son prestige, et son aura mythologique. Balzac lui-même poursuit, dans ce qui est au départ un bref «conte fantastique»3 un plaidoyer en faveur des artistes commencé dans trois articles parus en 1830 dans La Silhouette*. Ce texte s'inscrit donc dans toute une stratégie de défense, d'explication et de promotion de l'artiste. Il participe à la construction d'une imagerie nouvelle, au point que l'on a pu y voir, même, un «mythe fondateur»5. Ce qui joue, en effet, dans la nouvelle, c'est le devenir-artiste de Nicolas Poussin, encore « inconnu » (p. 414), mais futur « grand homme » (p. 428). Venu se présenter à « maître François Porbus » (p. 413), il rencontrera chez celui-ci un vieillard étrange, peintre lui-même (Frenhofer), en qui il reconnaîtra rapidement son maître véritable. Suivant le choix de Poussin, le récit esquisse d'ailleurs le mouvement d'évincer Porbus, montrant d'emblée, en ce « peintre d'Henri IV, délaissé pour Rubens pař Marie de Médicis » (p. 414), un homme du passé, une autorité destinée à être supplantée. Dans cette rivalité, le lecteur des années 1830 ne peut manquer de reconnaître l'expression d'un débat contemporain, transposé en 1612 : Porbus est l'image du peintre académique, auquel s'oppose le romantique Frenhofer6. Mais ce n'est pas là simple querelle d'écoles : les deux personnages offrent deux représentations différentes du peintre et de l'activité artistique. C'est Frenhofer qui reçoit (il en ira de même pour son disciple Poussin) le qualificatif valorisant d« artiste »7. Son art se veut d'une nature autre que celui de Porbus : le « génie » (p. 417), le « poète » (p. 418) ne saurait être confondu avec le « copiste » (ibid.) ; l'esthétique de l'imitation est battue en brèche par l'idéologie de la création. Et l'artiste qui travaille au gré de son inspiration, libre, semble-t-il, de toute tutelle, diffère en cela encore du peintre de la Cour, qui exécute des commandes8. Avec le nouveau maître, ce sont jusqu'aux modalités de la transmission du savoir qui vont changer. Porbus appartient à un système où la peinture s'enseigne, où des modèles se reproduisent, des techniques s'apprennent, où « se révèlent » « les procédés matériels de l'art » (p. 415). Pour Frenhofer (« Ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te l'enseigner », p. 421), l'art fait désormais l'objet d'une initiation. Entrer en art, c'est en quelque sorte être admis dans une société secrète. Une hiérarchie se dessine ainsi, qui va de « tout le monde » (p. 420) L'artiste ou l'imposture 45 (c'est-à-dire les « imbéciles » p. 432, le « vulgaire » p. 420, les « bourgeois » p. 426), aux « initiés aux plus intimes arcanes de l'art » (p. 420) ; en passant par les « amateurs » (p. 426), les « vrais connaisseurs » (p. 420), les « commençants » (ibid.). Le champ artistique nous est donc représenté en train d'amorcer son autonomisation9 : il commence à se replier sur lui-même, et l'artiste se montre soucieux de ne s'adresser qu'à ses pairs. Toute la nouvelle, ainsi, sera un jeu à trois personnages autour du secret qui doit offrir le « Sésame, ouvre-toi » du monde de l'Art. C'est dans ce rapport au secret qu'émergera — non sans que surgissent, on va le voir, des contradictions — la figure de l'Artiste. L'étymologie est là pour le rappeler: le rôle du secret est avant tout discriminant10; il détermine, selon un rapport d'inclusion / exclusion, des groupes plus ou moins éloignés d'un savoir. En ce sens, ce que l'on pourrait appeler, improprement, son « contenu » (l'information cachée, réservée) n'est pas nécessairement ce qui importe le plus. On examinera donc principalement les règles du jeu qui s'engage autour de lui : les modalités de l'accès au savoir dérobé, la distribution des rôles entre les joueurs. Si l'on remonte la chaîne des initiations, on trouve à son origine le personnage de Mabuse : c'est de lui que Frenhofer tient le secret que Poussin, à son tour, veut ravir au vieux peintre. Dans les deux cas, cette transmission s'effectue à travers une opération d'échange. Poussin obtient de Frenhofer le droit de contempler son chef-d'œuvre en proposant, en contrepartie, un modèle parfait (sa propre maîtresse, Gillette) ; quant au vieillard, il a autrefois « sacrifié la plus grande partie de ses trésors à satisfaire les passions de Mabuse ; en échange11, Mabuse lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire [...] » (p. 426). L'échange inaugural a donc, pour instrument, l'argent. Frenhofer, d'ailleurs, ne cesse d'acheter. Ses premières paroles sont pour évaluer (en renchérissant sur le prix fixé par Marie de Médicis) la Marie égyptienne de Porbus, dont il ferait volontiers l'acquisition si le tableau n'était destiné à la reine. Pour « [si 'acquitter du plaisir » (p. 424) pris à regarder cette même toile, il fera venir des futailles de vin du Rhin, pour une somme considérable. « J'achète ton dessin » (p. 422) dira-t-il à Poussin, en constatant sa mine modeste et en lui offrant deux pièces d'or. Enfin, « pour voir un moment, une seule fois, la nature divine complète », le modèle « idéal » qui lui permettrait d'achever son œuvre, il « don- nerai[t] toute [sa] fortune [...] (p. 426). Ce qu'il achète, en somme, c'est l'art, la totalité de l'art, l'œuvre comme le plaisir qu'elle procure, le modèle aussi bien que l'artiste lui-même. Quant à Mabuse, il vend : son secret se paie, et ses toiles représentent une monnaie : n'a-t-il pas peint son Adam « pour sortir de prison où ses créanciers le retinrent si longtemps » (p. 423) ? Mabuse est ainsi une origine à plus d'un titre : de lui part, en même temps que la chaîne des initiations, celle des échanges. C'est lui encore qui institue l'équivalence de l'art et de l'argent. L'échange initial a cependant toutes les apparences d'un marché de dupes ; les effets de ce fameux « secret du relief », qu'a si chèrement acquis Frenhofer, se réduisent, au fond, à ceci : « un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs avec lequel il devait s'habiller à l'entrée de Charles Quint, Mabuse accompagna son maître avec un vêtement de papier peint en damas. L'éclat particulier de l'étoffe [...] surprit l'empereur, qui, voulant en faire compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie » (p. 427). L'art de Mabuse est un art du leurre : il semble que sa peinture imite à la perfection la réalité même, mais 46 Chantai Massol-Bédoin tout cela au fond n'est que « supercherie » susceptible d'être découverte : un trompe-l'œil. De nouveau, il faut suivre le jeu des équivalences : le damas à fleurs donné par Charles Quint vaut de l'argent. Mabuse le vend pour boire. A la place du damas authentique, il exhibe le damas peint : le signe vaut pour le réfèrent. Mabuse instaure donc cette autre équivalence encore, celle de la représentation et de son objet. Et cette dernière n'est que tromperie, abus : le nom du personnage dit suffisamment sa nature de mystificateur12. Mabuse est avant tout passé maître dans l'art de payer en « monnaie de singe » : « tu es un voleur », lui reproche Frenhofer, « tu as emporté la vie avec toi ! » (p. 420). On s'en aperçoit vite, il ne possède pas lui-même son propre secret. Son Adam (le seul tableau de lui dont il y ait trace dans la nouvelle) a, malgré sa « puissance de réalité » (p. 423), un caractère inachevé : « le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de Dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui- même avec dépit quand il n'était pas ivre » (ibid). Le premier des initiateurs n'est finalement qu'un «vieil ivrogne», un imposteur1*. Or, le premier abusé, c'est incontestablement son disciple Frenhofer. Ce qui était de la part de son maître une ruse manifeste se transforme chez lui en illusion tenace : le tableau, ne cesse-t-il d'affirmer, peut et doit être un équivalent de la vie. Être « initié aux plus intimes arcanes de l'art » (p. 420) et « forcer l'arcane de la nature » (p. 418) sont uploads/s3/ l-x27-artiste-ou-l-x27-imposture-le-secret-du-chef-d-x27-oeuvre-inconnu-de-balzac.pdf

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