75 L’art comme production de connaissance : entre théorie et pratique Cet artic
75 L’art comme production de connaissance : entre théorie et pratique Cet article cherche à se situer au croisement de trois approches diffé- rentes de l’art – esthétique, sociologique, et historique – dans l’objec- tif d’interroger le rapport qui existe entre, d’une part, le statut et la fonction du discours dans l’art contemporain et, d’autre part, les poli- tiques culturelles, les réformes éducatives et les reconfigurations ins- titutionnelles grâce auxquelles l’activité créative est en train de faire son entrée dans le marché de la connaissance. La convergence actuelle entre la création artistique et le discours théo- rique sera ainsi abordée à travers deux points, organiquement liés entre eux. D’une part, le « tournant éducatif » de l’art contemporain, au sein duquel la focalisation sur les dispositifs de production et de diffusion de connaissance marque un intérêt particulier pour les as- pects pédagogiques de l’activité artistique et son potentiel de média- tion et de communication. Le cas de la conférence-performance est à ce titre représentatif. D’autre part, l’importance de plus en plus grande attribuée à l’activité de recherche, ses méthodes et ses dispositifs, au sein de l’enseignement, de la pratique et de la diffusion de l’art contemporain. Or, le concept de « recherche artistique » semble revê- tir aujourd’hui un sens d’autant plus problématique que son emploi est canonisé par le discours officiel et investi d’une aura scientifique. Entre le « tournant éducatif » et la « recherche artistique », la valeur cognitive de l’art contemporain se laisse ainsi envisager sous l’angle d’une économie politique du savoir. Le tournant éducatif S’inscrivant dans le champ des questionnements suscités par l’es- thétique relationnelle des années 1990, le tournant éducatif renvoie, depuis une dizaine d’années, à la convergence entre la création artis- tique et le discours sur l’art, considérée sous l’angle des dispositifs d’enseignement et de diffusion de connaissances/1. /1 Rike Frank, « When Form Starts Talking : On Lecture-Performances », Afterall n° 33, 2013, [http://www.afterall.org/ journal/issue.33/when- form-starts-talking-on- lecture-performances.1], consulté le 1er novembre 2013. 76 D’une manière générale, ce phénomène est lié à l’importance crois- sante de l’enseignement de la théorie dans les écoles d’art depuis les années 1970 et à l’émergence d’une génération d’artistes pour qui enseigner et écrire sont devenus une partie importante de l’activité professionnelle, voire une composante essentielle du travail artis- tique. Je reviendrai sur ce point dans la dernière partie de ce texte. Il faudrait ajouter certains critiques et commissaires (Jean-Yves Jouan- nais et Guillaume Désanges par exemple), philosophes et théoriciens (comme Jean-Philippe Antoine et Bojana Kunst) qui se sont intéressés au glissement de l’enseignement de l’art vers « l’enseignement-en- tant-qu’art ». Plus particulièrement, le « tournant éducatif » de l’art contempo- rain se manifeste d’une manière « exemplaire » (pour reprendre le terme de Antoine/2) dans le format de la conférence-performance, situé à cheval entre « l’enseignement-en-tant-qu’art » et « l’art-en- tant-qu’enseignement ». On est actuellement en train d’écrire l’his- toire de la conférence-performance, une histoire qui remonterait à 21.3 (1964) de Robert Morris, pièce désormais célèbre dans laquelle l’artiste s’est approprié l’enregistrement d’une conférence de l’his- torien de l’art Erwin Panofsky. Mais on pourrait également penser à la Conférence sur rien de John Cage, initialement présentée en 1949 à l’Artists’ Club de New York, comme exemple antérieur. Le dévelop- pement subséquent de ces tentatives dans les années 1970 et 1980 par des artistes comme Robert Smithson (Hotel Palenque, 1969-72), Dan Graham (Performer/Audience/Mirror, 1975), Joseph Beuys (Jeder Mensch ein Künstler – Auf dem Weg zur Freiheitsgestalt des sozia- len Organismus, 1978) ou Andrea Fraser (Museum Highlights, 1989) aurait élargi les ramifications de l’expérimentation avec le langage et la parole en l’ouvrant à des questions liées à la réception et au spectateur, au contexte institutionnel et à d’autres aspects de la spé- cificité artistique. Introduit dans le monde de l’art dans les années 1990, à travers la danse contemporaine, le syntagme « conférence-performance » est depuis quelques années employé pour désigner un ensemble de pra- tiques par ailleurs assez hétérogènes, qui seraient préoccupées par des questions qui « débordent la focalisation antérieure sur la spé- cificité et la critique de l’art », telles que « la valeur croissante de la conversation comme moyen de production de connaissances dans un monde hyper-communicatif et le rôle des artistes-chercheurs contem- porains au sein de l’éducation/3 ». Comme le note Rike Frank, « en pre- nant la conférence de Morris comme modèle historique, il n’y a pas à s’étonner que la conférence-performance soit considérée – dans la mesure où une histoire de cette forme a été écrite – en relation avec /2 Jean-Philippe Antoine, « Un art exemplaire : la conférence- performance », Catalogue du Nouveau Festival, Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 28-33. /3 « Lecture Performance », Blog de cours de The Public School organisé par Fiona Geuss, [http:// thepublicschool.org/ node/29191], consulté le 1er novembre 2013. 77 une tradition de conférences conceptuelles, en particulier des confé- rences d’artistes, d’une part, et avec l’histoire de la performance, d’autre part/4 ». Cependant, « c’est précisément de telles interpré- tations éducatives qui semblent desservir le potentiel du format de conférence-performance, mettant en avant, souvent involontairement, un concept de genre et de spécificité du médium qui cherche à circons- crire fermement une méthode – la conférence-performance – dont le but principal est précisément de s’opposer à un tel confinement et de problématiser le statut de l’“information”/5 ». J’ai essayé de montrer ailleurs les contradictions inhérentes à l’ap- proche éducative qui, pour tendre à devenir canonique, attribue à la conférence-performance sa propre généalogie, histoire, champ d’ac- tion et figures tutélaires, la traitant comme un genre artistique plus ou moins autonome et, au même moment, y voit une tentative de dépas- sement de la séparation entre l’expérience esthétique et la production de connaissance et, partant, entre l’art et le non-art/6. Morris semble, malgré lui, avoir remplacé Panofsky comme le héros fondateur d’une discipline spécifique qui prétend ne pas en être une, dans la mesure où elle vise à remettre en cause « les frontières entre les disciplines […] tout comme celles entre l’art et la vie/7 ». Or, si les années 1960 et l’art conceptuel revêtent dans ce contexte une valeur paradigmatique, c’est justement dans la mesure où ils ont introduit un changement de paradigme dans les rapports entre le tra- vail plastique et la production théorique des artistes. Certes, la tradi- tion des artistes-théoriciens remonte à la Renaissance et se perpétue, sous diverses formes, dans la modernité par le biais des avant-gardes. Cependant, comme le note Craig Owens, « pour l’artiste moderniste, l’écriture n’était pas un médium alternatif visant une pratique esthé- tique ; à travers elle, le travail était susceptible d’être expliqué, jamais produit/8 ». D’où aussi le statut auxiliaire du discours artistique mo- derniste, subordonné à la production plastique et destiné à rendre compte de ce qui en a été éliminé plutôt que de ce qui constitue son terrain propre. De sorte que les écrits de Malévitch, de Mondrian ou de Kandinsky par exemple, constituent selon Owens des déclarations et non pas des textes, au sens barthésien du texte qui renvoie à « un es- pace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écri- tures variées, dont aucune n’est originelle », plutôt qu’« à une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le “message” de l’Auteur-Dieu)/9 ». En ce sens, le changement de paradigme opéré dans les années 1960 se manifeste comme une sorte de retour du refoulé moderniste, à travers l’émergence du dis- cours dans la sphère artistique plutôt qu’à côté d’elle – une émergence qu’Owens rapporte aux écrits de Robert Smithson, Robert Morris, Carl /4 Rike Frank, « When Form Starts Talking », op. cit. Nous traduisons. /5 ibid. Irit Rogoff avance un argument similaire dans le cadre d’une réflexion sur le tournant éducatif dans les pratiques curatoriales. Voir Irit Rogoff, « Turning », e-flux journal n° 0, novembre 2008, [http://www.e-flux. com/journal/turning/], consulté le 7 février 2015. /6 Vangelis Athanassopoulos, « Language, Visuality, and the Body. On the Return of Discourse in Contemporary Performance », Journal of Aesthetics and Culture, Vol. 5, 2013, [http:// dx.doi.org/10.3402/jac. v5i0.21658], consulté le 7 février 2015. /7 Patricia Milder, « Teaching as Art : The Contemporary Lecture- Performance », PAJ : A Journal of Performance and Art 97, vol. 33, n° 1, 2011, p. 13. /8 Craig Owens, « Earthwords », dans Beyond Recognition. Representation, Power, and Culture, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1992, p. 46. Nous traduisons. /9 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 67. 78 Andre, Sol LeWitt, Yvonne Rainer et d’autres artistes/10. En prenant en compte la matérialité du langage comme outil plastique à part entière, les artistes conçoivent désormais la production théorique comme par- tie intégrante de leur pratique, déplaçant les catégories esthétiques établies à travers l’activité d’écriture (au sens derridien du terme) qui, disséminée, contamine tout le spectre de la production artistique et remet en cause uploads/s3/ l-x27-art-comme-production-de-connaissance-entre-theorie-et-pratique.pdf
Documents similaires










-
30
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 03, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1280MB