Revue d’histoire moderne et contemporaine De l'apparition de 1' « artiste » à l
Revue d’histoire moderne et contemporaine De l'apparition de 1' « artiste » à l'invention des « beaux-arts » Nathalie Heinich Citer ce document / Cite this document : Heinich Nathalie. De l'apparition de 1' « artiste » à l'invention des « beaux-arts ». In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 37 N°1, Janvier-mars 1990. pp. 3-35; doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1990.1524 https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1990_num_37_1_1524 Fichier pdf généré le 10/04/2018 revue d'histoire moderne et contemporaine DE L'APPARITION DE L1 « ARTISTE A L'INVENTION DES « BEAUX-ARTS « Que les Peintres et les Poètes me pardonnent de les désigner souvent par le nom d'Artisan dans ces Réflexions. La vénération que j'y témoigne pour les Arts qu'ils professent, leur fera voir que c'est uniquement par la crainte de répéter souvent la même chose, que je ne joins pas toujours au nom d'Artisan le mot d'illustre, ou quelque autre épithète convenable » : C'est en 1719 que l'abbé Dubos (théologien, historien, diplomate, et admis dès l'année suivante à l'Académie française) publie, au début de ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, cette déclaration, remarquable en ce qu'elle témoigne d'un véritable vide sémantique touchant ceux qu'on nommerait aujourd'hui, spontanément, des « artistes » : non pas telle catégorie professionnelle (les peintres) ou tel regroupement de spécialités voisines (les arts du dessin), mais une association, à peu près impensable avant l'ère académique, entre créateurs d'images et créateurs de textes — association qu'il convient de replacer dans le contexte d'une culture littéraire qui commence à annexer les arts visuels *. Dans un tel contexte, l'assimilation de la peinture — dès lors que celle- ci peut se mesurer avec la poésie dans ce nouvel espace culturel — à un artisanat, apparaît désormais comme inadaptée, le terme d' « artisan » se chargeant d'une connotation péjorative qui oblige à de pesants : le peintre, pas plus que le poète, ne peut décidément plus être désigné comme un « simple » artisan. Mais la considération à laquelle, dorénavant, il a droit (la « vénération », propose même Dubos avec une emphase caractéristique d'une époque où on ne lésinait pas sur les termes de louange) — cette considération n'est pas encore soutenue par un adéquat, susceptible justement de rendre, peut-être, plus « » la nouvelle condition conquise par les peintres à la faveur du académique. A défaut, donc, de disposer d'un nom commun (c'est- à-dire d'un substantif — et non pas d'un simple qualificatif — , valant génériquement pour une catégorie — et non pas pour quelques individus 1. Pour une description de ce mouvement je me permets de renvoyer à ma thèse, « La constitution du champ de la peinture française au xvir siècle » (Paris, EHESS, 1981, sous la direction de P. Bourdieu), ainsi qu'à N. Heinich, « La peinture, son statut et ses porte- parole », Mélanges de l'École française de Rome, 1985, n° 2. 4 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE d'exception), ce lettré scrupuleux doit se contenter, à regret, d'une « épi- thète convenable » : capable, autrement dit, de corriger (par exemple, en faisant référence à la notoriété, avec « illustre ») l'obscurité de l'ancien « artisan »2. Mais, comme le remarquait Collingwood, lorsqu'on ne dispose pas d'un mot, c'est que l'objet en question n'est pas perçu en tant que tel3. Et en effet, cette indétermination sémantique est le symptôme, on va le voir, d'un flottement plus général touchant, le statut même de la peinture dans le « système », comme on le disait à l'époque, des activités qu'on qualifierait aujourd'hui de « culturelles » — artistiques, littéraires, scientifiques. Or c'est à peu près au même moment, on va le voir, qu' « artiste » (comme substantif) et « Beaux-Arts » (comme locution) apparaissent dans le venant suturer le vide ouvert peu auparavant par l'ascension du peintre hors de l'artisanat, et par l'éclatement de l'opposition entre arts mécaniques et arts libéraux qu'avait entraîné l'effort pour hisser la des premiers aux seconds. 1. — DU FLOU SÉMANTIQUE À L'INDÉTERMINATION ONTOLOGIQUE. Cependant, à l'époque où Dubos écrivait, le substantif « artiste » était déjà disponible dans la langue française, en un sens apparemment proche de son acception moderne : Bayle parle ainsi, dès la première édition de son Dictionnaire historique et critique (1699), de « cette humeur bizarre et capricieuse que l'on voit assez souvent dans les Artistes les plus » (à propos du peintre Apelle)4. Mais son application aux arts du dessin semble avoir été encore limitée à un cercle étroit, comme en témoigne, on va le voir, les dictionnaires de langue jusqu'à la moitié du xvine siècle environ (cf. annexe 1). On voit bien là à l'œuvre le double et contradictoire décalage — « avance » des fractions cultivées dont sont issues les auteurs de ces dictionnaires, « retard » de l'enregistrement écrit du vocabulaire par rapport à l'état de la langue effectivement pratiquée — qui dessine les limites de validité entre lesquelles il convient d'inscrire le recours aux dictionnaires de langue comme témoins de l'usage sémantique, en tant que celui-ci est soumis à une double variation : temporelle (en termes, par exemple, de générations) et sociale (en termes de « classes » 2. C'est là un usage conforme à ce que décrivait déjà en 1676 André Félibien (secrétaire de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, et de ce fait à la pointe des connaisseurs les plus avancés en ce domaine), dans ses Principes de l'architecture, de la sculpture, de la peinture, et des autres arts, avec un dictionnaire des termes propres à chacun de ces arts (réédité en 1690 et 1697) : « Artisan : Ce mot est relevé souvent par celui d'excellent, et on dit des grands Sculpteurs et des grands Peintres de l'antiquité, que c'étaient d'excellents Artisans ». 3. If people have no word for a certain king of thing, it is because they are not aware of it as a distinct kind » (R. G. Collingwood, The Principles of Art, Oxford, Clarendon Press, 1938, édition de 1945 p. 6). 4. Le Dictionnaire historique de la langue française (Paris, 1888) mentionne une première occurrence du terme, substantive, dans un « Mystère » de Picard en 1537. APPARITION DE L' « ARTISTE », INVENTION DES « BEAUX ARTS » Annexe 1 « ARTISTE » DANS LES DICTIONNAIRES ET LES ENCYCLOPÉDIES XVIe* : adj. Fait avec art ; sub. Étudiant ou maître de la faculté des arts. 1680, RICHELET : sub. « Ouvrier qui travaille avec esprit et avec art ». 1690, FURETIÈRE : adj. et sub. « L'ouvrier qui travaille avec grand art, ou la chose qui est fort bien travaillée. Cet ouvrage vient de la main d'un savant Artiste, voilà une montre, une machine fort artiste. Terme de chimie. C'est celui qui sait bien faire les opérations de la chimie. Il faut être un grand Artiste pour préparer les minéraux, afin qu'ils ne soient point nuisibles. Raymond Lulle, Paracelse, Arnaud de Villeneuve ont été de savants Artistes ». 1694, CORNEILLE (Le Dictionnaire des Arts et des Sciences) : ne figure pas (non plus que « art » et « peintre »). 1694, Académie Française : adj. « Industrieux, qui travaille selon l'art. Il est aussi substantif, et signifie celui qui travaille dans un Art. Il se dit particulièrement de ceux qui font les opérations chimiques ». 1704, Dictionnaire de Trévoux : adj. et sub. « L'ouvrier qui travaille avec grand art, et avec facilité ; ou la chose qui est fort bien travaillée. Arti- ficiosus. Cet ouvrage vient de la main d'un savant Artiste. Voilà une montre, une machine fort artiste. Terme de chimie. C'est celui qui sait bien faire les opérations de la chimie. Il faut être un grand Artiste pour préparer les minéraux, afin qu'ils ne soient point nuisibles. Aucun Artiste ne doute qu'il ne faille préparer la Thuriaque au mois de novembre. Raymond Lulle, Paracelse, Arnaud de Villeneuve ont été de savants Artistes. Se dit aussi dans les Universités de celui qui a étudié les arts libéraux ». 1751, Encyclopédie : « Nom que l'on donne aux ouvriers qui excellent dans ceux des arts mécaniques qui supposent l'intelligence ; et même à ceux qui, dans certaines sciences, moitié pratiques, moitié spéculatives, en entendent très bien la partie pratique ; ainsi on dit d'un chimiste qui fait exécuter adroitement, les procédés que d'autres ont inventés, que c'est un bon artiste; avec cette différence que le mot artiste est toujours un éloge dans le premier cas, et que dans le second, c'est presque un de ne posséder que la partie subalterne de la profession ». 1759, LACOMBE (Dictionnaire portatif des Beaux-Arts) : « On donne ce nom à ceux qui exercent quelqu'un des arts libéraux, et singulièrement, aux Peintres, Sculpteurs et Graveurs. Il est assez ordinaire d'ajouter épithète au mot d'Artiste, pour caractériser les talents de la personne dont on parle ». 1762, Académie Française : « Celui qui travaille dans un art où le génie et la main doivent concourir : un Peintre un Architecte sont des Artistes (...). Il faut uploads/s3/ de-l-x27-apparition-de-1-x27-artiste-a-l-x27-invention-des-beaux-arts-nathalie-heinich.pdf
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- Publié le Oct 28, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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