« QUE SAIS-JE ? » LE POINT DES CONNAISSANCES ACTUELLES № 700 L’ARGOT par Pierre

« QUE SAIS-JE ? » LE POINT DES CONNAISSANCES ACTUELLES № 700 L’ARGOT par Pierre GUIRAUD Professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice CINQUIÈME ÉDITION PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 1 INTRODUCTION L'ARGOT A l'origine le mot, qui date du XVIIe siècle, désigne non une langue mais la collectivité des gueux et mendiants qui formaient dans les fameuses Cours des Miracles, le Royaume de l'Argot ; le terme s'est ensuite appliqué à leur langage ; on a dit d'abord le jargon de l'Argot, puis l'argot. L'argot est donc le langage spécial de la pègre, mais cette notion a évolué. Héritier de l'ancien jargon, l'argot est selon les dictionnaires du temps : « le langage des gueux et des coupeurs de bourse, qui s'expliquent d'une manière qui n'est intelligible qu'à ceux de leur cabale » (Dictionnaire, de Richelet. 1680). L'existence de ce jargon est attestée dès le XIIIe siècle (cf. infra, p. 10) et à partir du XVe apparaissent des documents précis sur cette langue secrète des malfaiteurs ; ils se multiplient par la suite. Jusqu'à Vidocq, tous les témoignages attestent le caractère cryptologique du jobelin, du blesquin, du narquois, de l'Argot, langages secrets et conventionnels dont se servent les classes criminelles pour éluder l'attention de leurs dupes. Cependant, cette définition s'étend ; pour Littré, à la fin du xix siècle, l'argot est toujours « un langage particulier aux vagabonds, aux mendiants, aux voleurs et intelligible pour eux seuls » mais aussi « par extension une phraséologie particulière, plus ou moins technique, plus ou moins riche, plus ou moins pittoresque dont se servent entre eux les gens exerçant le même art et la même profession. L'argot des coulisses par exemple. » Le récent Lexique de la terminologie linguistique, de J. Marouzeau précise et explicite cette dernière définition en s'éloignant encore de l'acception originale ; un argot, nous dit-il, est « une langue spéciale, pourvue d'un vocabulaire parasite, qu'em- ploient les membres d'un groupe ou d'une catégorie sociale avec la préoccupation de se distinguer de la masse des sujets parlants ». On voit l'évolution : langue secrète des malfaiteurs > phraséologie particulière > signum social (1). Il y a eu transfert de la fonction linguistique au cours duquel la nature de 2 l'argot a changé : langue secrète d'une activité criminelle, il devient une simple manifestation de l'esprit de corps et de caste — une façon particulière de parler par laquelle un groupe s'affirme et s'identifie. Il y a donc aujourd'hui des argots : argot des casernes, des typographes, des écoles, des champs de course, des coulisses, etc. Cependant, parmi ces argots, l'Argot — l'argot du milieu — (seul objet de la présente étude), occupe une place particulière, car s'il est essentiellement, comme tout argot, un signum social, il reste un langage spécial originalement différencié. On appelle langage spécial toute façon de parler propre à un groupe qui partage par ailleurs la langue de la communauté au sein de laquelle il vit. Relevons en passant et une fois pour toutes qu'un langage spécial se réduit généralement à un vocabulaire, l'usager gardant la prononciation et la grammaire (temps de verbes, constructions de la phrase, etc.), de sa langue d'usage. L'argot donc est la langue spéciale de la pègre, c'est-à-dire l'ensemble des mots propres aux truands, et des malfaiteurs, créés par eux et employés par eux à l'exclusion des autres groupes sociaux qui les ignorent ou ne les utilisent pas en dehors de circonstances exceptionnelles. Trois éléments rentrent dans la constitution de cette langue spéciale : 1° Un vocabulaire technique exprimant des notions, des activités, des catégories propres à la pègre et qui reflètent d'autre part une forme de culture, un mode de la sensibilité, une mentalité, une conception de la vie particuliers ; 2° Un vocabulaire secret né des exigences d'une activité malfaisante et disposant de moyens de créations verbales originaux ; 3° Un vocabulaire « argotique » constitué par l'ensemble des mots techniques et plus particulièrement des mots secrets qui survivent à leur fonction première comme un signum différenciateur par lequel l'argotier reconnaît et affirme son identité et son originalité. En même temps, dans sa triple fonction, l'argot reste une branche de la langue populaire et, comme tel, caractérisé par une hypertrophie des formations expressives. Ces fonctions sont étroitement imbriquées car un mot technique, dans la mesure où il 3 est très spécialisé, est souvent obscur et peut faire fonction de terme secret ; les termes techniques, d'autre part, par leur nature même, sont souvent affectés d'un nom secret. Enfin, les termes techniques et les termes secrets présentent un vocabulaire très différencié, à la fois par les modes de vie d'une classe en marge de la société, par des activités et des techniques spéciales (prostitution, mendicité, vol, etc.) et par des pro- cédés déformateurs d'origine cryptologique qu'ignore la langue commune ; c'est pourquoi ils constituent un signum du groupe. C'est de cette triple fonction que dérive la forme originale de l'argot ainsi que les « lois » particulières de sa création et de son évolution. Dans leur complexité, elles concilient ou dissipent la plupart des jugements abusifs et contradictoires qui grèvent les études argotiques, en expliquant comment l'argot peut être à la fois « riche » et « pauvre », « pittoresque » et « terne », « expressif » et « objectif », « ouvert » et à clos », « archaїque » et « évolué », etc. Un mot encore. Un scrupule me vient d'avoir enfermé l'argot dans ses bornes strictement linguistiques, en définissant avant tout les fonctions d'où il tire sa forme originale. Mais dans ses manifestations quotidiennes et ostensibles, l'argot de la rue, du bistro, de la chanson, du roman, est beaucoup plus gratuit ; c'est une exubérance du langage, le jeu d'une imagination qui s'égaie de la forme des mots, qui en savoure la substance. C'est la fantaisie qui utilise et souvent crée la plus grande partie de son vocabulaire ; mais principal, sinon presque unique, usager des modes de formations argotiques, ce n'est pas elle cependant qui les a conçus ni élaborés. 4 CHAPITRE PREMIER L'ARGOT SECRET I. — L'argot ancien L'argot (des malfaiteurs) est une langue secrète ; c'est la définition même de l'argot ancien, et bien que ce caractère ait été généralement dénié à l'argot moderne, c'est par une interprétation qui risque de fausser tout le problème ; par une assimilation abusive qu'on a faite d'une part, entre l'argot et le langage populaire, qui en fait ne se confondent que sur une partie de leur domaine, d'autre part entre l'argot et les argots professionnels et scolaires qui, tout en assurant comme lui la fonction d'un signum social (cf. p. 97), n'ont eux rien de secret. Or, l'argot non seulement a été mais reste encore dans une large mesure un langage secret. Et si on admet que sa fonction cryptologique se soit considérablement voire complètement atrophiée, ses modes de formation survivent dans l'argot usuel. Dans un ouvrage un peu vieilli (1912), mais toujours classique, Le génie de l'argot de M. Alfredo Niceforo, l'auteur définit l'argot comme : Un langage spécial qui reste intentionnellement secret, on qui forge toutes les fois que la nécessité le réclame, des mots et des phrases intentionnellement maintenus dans l'ombre, car son but consiste essentiellement dans la défense du groupe argotier... L'intention de demeurer secret afin de protéger le groupe argotier, ou l'intention de naître dans l'ombre — la préméditation — forme sa marque d'identité. La défense du groupe qui parle l'argot constitue alors l'idée centrale, la raison d'être de l'argot, de même que la préméditation en constitue la marque d'identité... Telle est la loi qui préside à la naissance de l'argot : nécessité de défense. Si la loi de naissance de l'argot se trouve dans le besoin de défense de tout groupement sentant la nécessité de cacher ou de voiler sa pensée, sa loi de développement repose sur le même principe : plus le groupe a besoin de lutter et de se cacher, plus l'argot devient complexe, étendu et organisé, et d'un simple recueil de paroles qu'il était, il devient une véritable langue enrichie du plus complet des dictionnaires (1). De telles langues secrètes — qu'il est préférable de ne pas identifier aux signums de groupe desquels nous avons donné une définition différente — existent dans tous les milieux et prennent toutes les formes : Formules magiques, langues ésotériques des rites d'initiation primitifs, mots de passe des sociétés secrètes, codes diplomatiques, des plus élaborés jusqu'aux plus 5 rudimentaires ; car partout où sévit le pion, l'adjudant, le contremaître, naissent des formes plus ou moins embryonnaires et éphémères de langages secrets. Mais ce sont surtout les classes dites « dangereuses » qui ont partout et de tous temps eu leur « argot » : voleurs, tricheurs, mendiants professionnels ; de même que de nombreuses professions honnêtes mais qui sont plus ou moins en contact avec la pègre ou ont à compter avec la crédulité du chaland. L'existence d'un jargon des gueux est attestée dès une date très ancienne uploads/s3/ argot-de-guiraud-1.pdf

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