1 L’alchimie et la métamorphose : un mariage de raison (1573-1639) Véronique AD
1 L’alchimie et la métamorphose : un mariage de raison (1573-1639) Véronique ADAM Université Toulouse -Le Mirail/CUFR Champollion La fin du seizième siècle marque l’assimilation progressive de l’alchimie à une science1. Cet élan vers la rationalité pourrait transparaitre dans le regard que les textes alchimiques, littéraires, philosophiques ou clairement scientifiques, portent sur la métamorphose, élément récurrent dans leur descriptions : fondée dans cette période baroque, sur un principe de similitude presque fusionnelle entre l’homme et la bête, signe de la correspondance entre la nature, les humains et le cosmos, trace du merveilleux et du change perpétuel du monde, oscillant ainsi entre permanence et discontinuité2, elle ferait alors l’objet d’une réévaluation épistémologique. L’alchimie la ferait passer avec elle d’une pensée analogique à un système taxinomique, d’un phénomène illusoire à un mode d’évaluation et de connaissance de la vérité et du réel, d’un moment singulier à une continuité plurielle. Àrebours, l’alchimie, entendue comme une pratique chimique, médicale et philosophique, s’approprierait l’idée de métamorphose, pour légitimer à son tour son propre caractère scientifique. L’usage rhétorique et linguistique de la métamorphose dans l’alchimie en dessine de nouveaux contours sémantiques, réinterprétant des mythes de métamorphose à l’aune de la transmutation des métaux. Une approche plus médicale examinant les formes non métalliques, métamorphoses d’hommes en animaux, en explique les causes physiologiques et psychologiques. La métamorphose ainsi rationnalisée par l’expérience chimique et la pensée médicale fait alors l’objet d’une évaluation systématique mesurant sa vérité et sa fausseté, élaborant un système rationnel de métamorphoses plurielles et complexes. Ø La métamorphose des métaux : « l’art qui va muant » o La transmutation L’idée de « métamorphose » est présente dans les ouvrages qualifiés d’alchimiques comme chez les détracteurs de cette science. Pour tous, l’idée de métamorphose est contenue 1 Voir par exemple Bernard Joly, La Rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1992. 2 Sur la définition de la métamorphose à la période baroque, voir Gisèle Mathieu-Castellani (dir.), La Métamorphose dans la poésie française et anglaise, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1980 ; Claude-Gilbert Dubois (dir.), Poétiques de la métamorphose, Saint-Etienne, P.U. St Etienne, 1981 et ma propre étude dans « Paradoxe de la métamorphose chez quelques poètes baroques : de la discontinuité à la permanence » in Poétiques de la métamorphose, dir. Karen Winkelvoss et Florence Bancaud, Rouen, P.U.R., 2010. 2 dans l’alchimie: elle est « l’art qui va muant », « corporéïse », et « passe de forme en forme3 ». Plus précisément, elle change un métal en un autre. La plupart du temps la transmutation et la transformation sont synonymes de métamorphose, mais leur possible assimilation est explicitée. Sensible dans les titres d’œuvres, cette omniprésence de la transmutation fait d’elle le point d’aboutissement au moins apparent de cette science. Elle autorise aussi le surgissement d’un paradoxe et participe au mystère entourant l’alchimie, puisqu’elle se manifeste à deux niveaux. On transforme les métaux, tout en montrant la nature changeante de l’alchimie : « [notre Art] se change et se métamorphose4 » ; cette « science […] transforme toute espèce de métal en une autre5 ». Cette édition en latin de 1602 de R. Bacon préfère du reste « transformare » et « transformatio » à « transmuter » et « transmutation » utilisée dans les éditions traduites ultérieurement ou plus anciennes comme celles de R. Lulle – mais ce constat ne peut être systématisé. Lulle, dont les travaux sont des références pour les alchimistes, fait de son texte une énumération de transmutations, le métal transmuté métamorphosant à son tour dans un jeu infini de propagation de transformation qui construit l’œuvre alchimique, devenue somme et incantation de métamorphose : Bien plus, notre Mercure, après sa transmutation, change les métaux en métal pur, c’est-à-dire en Soleil et en Lune […]. Mais il fait quelque chose de plus remarquable encore, il change le mercure vulgaire en Médecine pouvant transmuer les métaux imparfaits en parfaits. Il change le mercure vulgaire en vrai Soleil et en vraie Lune, meilleurs que ceux qui sortent de la mine. Notez encore que notre Mercure physique peut transmuer cent marcs et plus, à l’infini6. La métamorphose est une progression et une élévation, non plus le signe d’une punition, d’un échec ou d’une forme euphémisée de mort. La capacité de transmutation des métaux apparaît comme le degré ultime d’une somme de métamorphose et de l’alchimie. Le changement final se présente comme une synthèse des formes de métamorphose possibles : Nuysement montre nettement le mélange opéré entre la métamorphose habituelle (un changement d’espèce ou de genre) et la métamorphose métallique, en soulignant la mutation permanente de l’art alchimique : Voyez comme [notre Art] se change et se métamorphose Avant que du sépulcre il puisse être arraché. Je vis par un fort aigle un vieillard vénérable 3 Nuysement, Poème philosophique de la vérité de la physique minérale, Paris, Perier et Puisard, 1620, p. 30. 4 Nuysement, Les Visions hermétiques, op. cit., p. 75. 5Roger Bacon, Speculum Alchemiae, Theatrum chemicum, praecipuos selectorum auctorum tractatus de chemiae [1602], éd. J.-J. Heilner, Strasbourg, E. Zeztner, 1659, vol. II, ch. 1, p. 378 : « Alchemia est scientia docens transformare omne genus metalli in alterum ». 6 Raymond Lulle, Clavicula quae & apertorium dicitur, in qua omnia quæ in opere Alchemiæ requiruntur, aperte declarantur in Cinq traités, trad. A. Poisson, Paris, Bibliothèque Chacorgnac, 1890, p. 30. 3 Au sein d’un gros nuage enlever jusqu’aux Cieux, Puis tournant dans un globe en façon effroyable, Devenir eau très claire et sel très précieux7. La structure ovidienne ou religieuse de la métamorphose est sensible, telles la montée au ciel, l’entremise d’un animal ailé, la transition de la mort à la vie, les figures gémellaires de Jupiter ou de Dieu (le nuage, le vieillard, l’aigle). Mais le sens de ces vers n’est compréhensible que par la pratique alchimique : on décrit la création de l’eau et du sel par la rencontre de deux figures symboliques, l’aigle et le vieillard. Simple témoin oculaire, le poète rappelle dans son Traité du sel qu’il ne peut effectuer la métamorphose des métaux mais sait opérer sur les corps des effets miraculeux8. Tel est bien l’écueil de la transmutation : elle est justement d’abord un spectacle oscillant entre le miracle des vrais alchimistes et la supercherie des souffleurs, pâles imitateurs. Les détracteurs des alchimistes les comparent indistinctementà Circé. Comme elle, « par le breuvage de leurs paroles emmiellées, [ils] troublent et métamorphosent tellement le jugement des plus beaux et délicats esprits qu’ils ne peuvent reconnaître les précipices et misères où ils sont prêts à tomber9 ». Cette métamorphose négative, reposant sur l’illusion et la capacité mimétique de l’alchimiste, son théâtre trompeur des métamorphoses, est perceptible dans les tableaux qui représentent les souffleurs charlatans, opérant des transmutations avec le visage d’un rustre monstrueux ou des alchimistes plus respectables, avec l’apparence d’un singe10. Cette représentation simiesque de l’alchimiste, imitateur plus que créateur, se trouve déjà chez Dante et dans des recueils d’emblèmes alchimiques11. Cette assimilation n’est pas entièrement négative : l’alchimiste est celui qui est capable d’imiter la nature si bien qu’il peut la reproduire, la reformer à sa guise, y compris dans son propre corps ainsi animalisé. Signe de la métamorphose, il marque le caractère naturel de ses transmutations et inscrit la métamorphose dans un processus naturel et non surnaturel. 7 Nuysement, Ibidem. 8 Nuysement, Traité de l’harmonie et constitution générale du vrai sel, La Haye, Maire, 1639, l. II, ch. 2, p. 43 : « Ayant vu en cette matière seule, distinctement et l’une après l'autre […] Et toutefois sans avoir produit le miracle tant désiré et attendu, quant à la Métamorphose des métaux : mais ayant fait sur les corps humains par sueurs universelles et naturelles, des effets si miraculeux que je ne l’oserais publier sans craindre le titre de charlatan. » 9 Thomas Courval, Satyre contre les charlatans, et pseudomedecins empyriques […], Paris, Milot, 1610, p. 55. 10 Voir notamment les tableaux de Brueghel l’ancien (notamment « L’Alchimiste » de 1558 représentant un intérieur rural, des paysans grotesques affairés à des tâches alchimiques), et surtout ceux de David Teniers le Jeune, intitulés « L’Alchimiste », « Le Souffleur »,« Les Chirurgiens », « Le Barbier »). 11 Dante, L’Enfer, La Divine Comédie, I, 29, v. 136. Voir aussi Aurora Consurgens. Le texte connu dans l’édition allemande de Peter Perna (ARTIS AURIFERAE, quam chemiam vocant [...], Bâle, 1573, vol. 1, p. 110 sq) était illustré dans un manuscrit (MS. Rhenoviensis 172, Zurich). 4 En effet, cette volonté d’imiter la nature pose les limites mêmes de la métamorphose, comme celles de l’alchimie : elle ne peut créer que ce qui existe déjà dans la nature, corps ou substances invisibles et qu’elle ne peut que rendre visibles12. La métamorphose qui suggère un changement de corps, de forme ou de matière est revisitée pour entrer dans ce cadre naturel et mimétique, vraisemblable et non imaginaire. Le cas des mythes de la métamorphose, éléments allégoriques et apparemment symboliques et imaginaires, est ainsi réévalué dans les ouvrages alchimiques : il se voit réexpliquer à l’aune uploads/s3/ adam-veronique-l-x27-alchimie-et-la-metamorphose-un-mariage-de-raison-1573-1639-pdf.pdf
Documents similaires










-
40
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 06, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2572MB