E|C Serie Speciale – Anno XIV, n. 29, 2020 Figurativité et énonciation visuelle

E|C Serie Speciale – Anno XIV, n. 29, 2020 Figurativité et énonciation visuelle Denis Bertrand 1. Une phrase de Lyotard Paolo Fabbri a pris l’initiative, dans le cadre du Centro Internazionale di Scienze Semiotiche Umberto Eco d’Urbino qu’il a si magnifiquement dirigé et animé, de rééditer quelques textes courts et fondamentaux en sémiotique et sciences du langage. Ces ouvrages au format de poche, publiés d’abord dans la collection InhocSigno, puis dans la collection « La tradizione del nuovo » chez Luca Sossella editore, présentent aussi, du fait de leur substance d’expression, une solution ergonomique à la lecture urbaine d’aujourd’hui avec la densification des foules, le retour des files d’attente et les impératifs de la concentration en temps limité. Est ainsi reparu l’essai de Jean-François Lyotard, La peinture comme dispositif libidinal (2014 (1972)). Une phrase de ce texte me semble coïncider particulièrement avec les objectifs qu’indique la thématique de cet ouvrage : « L’énonciation et les images ». En prenant acte du désir au départ de la peinture, Lyotard réalise tout d’abord un geste taxinomique : il distingue le désir « telos », orienté vers un but, et le désir « libido », pur élan, processus primaire, répétitif et non finaliste. Il retient cette dernière forme pour passer du « désir » à l’« énergie » alors révélée ; et de l’énergie à l’« économie libidinale » qui en assure les transformations, les « métamorphoses » dit-il. Il écrit alors ceci, superbe description de la genèse partagée de l’expérience esthésique et esthétique en peinture, dans l’échange entre créateur et spectateur : Là vous voyez qu’on se trouve tout près de la peinture : comment tout d’un coup un geste va se déposer en couleur, étendue d’une certaine manière, sur un certain support, ou l’inverse, comment une couleur qui est là, qu’on a regardée, va de nouveau relancer l’énergie chez celui qui la regarde, sous forme d’affect ou de danse ou autrement ; si c’est un honnête homme il se mettra à danser, si c’est un mauvais homme (occidental), il se mettra à parler... (Lyotard 2014, p.11) En nous soumettant à cette seconde condition, parler, nous pouvons observer combien cette remarque de Lyotard embrasse largement les rapports entre énonciation et image et traverse plusieurs des « domaines d’intervention » que le texte d’orientation du congrès propose. Remarquable en raison de la clarté de la synthèse qu’il présente sur l’histoire des relations entre l’énonciation en linguistique et en sémiotique, et en particulier sur la signification visuelle, ce texte est si efficace d’un point de vue pédagogique qu’il pourrait être diffusé dans les départements d’art et de sciences du langage. On peut 52 ainsi décliner les différents domaines d’intervention qu’il suggère en relation avec la phrase de Lyotard : Premier domaine, les « Aspects théoriques de l’énonciation dans les textes verbaux et non verbaux » : le geste et le regard sont tous deux compris, à hauteur égale, comme un acte énonciatif rapporté à un sujet, sujet de parole et de toute forme d’expression visuelle. Cela implique l’extension du sujet énonciateur verbal de Benveniste (« est ego qui dit ego », etc.) ainsi que la transfusion énonciative des langages, continue et circulaire, ici entre gestualité et vision, vision et gestualité. Deuxième domaine, les « Énonciations visuelles et (les) formes de subjectivation » : Lyotard introduit la transformation fondatrice de cette subjectivation par le biais de la modalisation (pouvoir faire : l’énergie) et de l’aspectualisation (ponctuelle et inchoative : la soudaineté du survenir) ; Cinquième domaine d’étude proposé par le texte d’orientation, « L’énonciation et l’interaction » : elle se forme, dans l’énoncé de Lyotard, à travers la complémentarité des opérations transformatrices de l’énonciateur créateur et de l’énonciateur spectateur qui est aussi, de ce fait, créateur (il danse, il s’émeut, il parle). L’interaction suggérée est alors double : celle qui se produit entre les deux acteurs, et celle qui survient à l’intérieur de chacun d’eux. Septième domaine enfin, celui de « L’énonciation dans l’art contemporain » : on le retrouve ici, puisque les métamorphoses condensées dans cette brève citation de Lyotard font exploser les cadres de l’image, imposent la synesthésie comme propriété inhérente à l’expérience artistique, et exposent l’art comme intervention. Autant de marqueurs de l’art contemporain. Or, au fil de ces différentes opérations, le désir fondateur se transforme en dispositif. C’est cette notion, au cœur de la réflexion de Lyotard sur l’énonciation plastique, que nous souhaitons interroger ici. L’interroger en elle-même, comme concept et en tant qu’elle se prolonge en une critique de la représentation, ce qui s’exprime traditionnellement en sémiotique à travers le concept de figurativité. Comme l’a noté Umut Ungan dans Marges. Revue d’art contemporain (2015) à propos du « dispositif pictural selon Jean-François Lyotard », « le dispositif est un élément difficile à cerner de par son indétermination théorique ». « Terme nomade » souvent associé à « pulsionnel », notion à « parcours libre » marquée par les connotations libertaires de l’époque, le « dispositif » est sans doute emblématique de l’épistémè des années 1970, quand les paramètres psychanalytiques (Freud), socio- économiques (Marx) et sémiologiques (Saussure) s’entrecroisaient et se déterminaient réciproquement. C’est ainsi que le sous-titre originel du texte de Lyotard, « Conditions d’une analogie », exprime l’hypothèse transversale d’une équivalence entre le dispositif dans la peinture et l’appareil psychique compris comme « afflux énergétique ». On sait que la notion d’énergie est considérée comme problématique en sémiotique structurale dans la mesure où elle force le principe d’immanence : en faisant entrer dans son champ de pertinence un corps étranger issu du monde référentiel, elle altère l’homogénéité de la description. Pourtant, il nous semble que les évolutions récentes de notre discipline, prenant en compte les modulations tensives qui sont à l’origine du sens, les instances énonçantes qui associent perception à prédication, et l’énonciation saisie dans la complexité de ses formes et de ses niveaux d’opérativité, favorisent un nouveau regard. Ces avancées théoriques et méthodologiques convergent, comme on va essayer de le montrer, autour de la problématique de l’image. C’est ainsi qu’on peut trouver dans cette analogie lyotardienne entre « flux d’énergie » et « dispositif » le foyer d’une conception de l’énonciation qui serait primaire et originaire, focalisant ses conditions d’émergence, mais également extrême dans ses effets, comme opérateur de transformation et même de métamorphose du sens. Pour ce faire, nous partons de trois prémisses. Tout d’abord, celle, énoncée par Jean-Marie Klinkenberg dans sa préface au livre collectif dirigé par Maria Giulia Dondero, Anne Beyaert-Geslin et Audrey Moutat, Les plis du visuel. Réflexivité et énonciation dans l’image (2017), ouvrage de référence pour l’actuelle réflexion. Klinkenberg écrit : « Le statut que l’on peut donner à l’énonciation constitue une véritable pierre de touche des choix de pensée en matière de sciences humaines en général » (Dondero, Beyaert, Moutat 2017 : 9). Et de fait, c’est ce qu’on observe en sémiotique. La somme qu’ont dirigé Marion Colas-Blaise, Laurent Perrin et Gian Maria Tore sur l’énonciation et sur son foisonnement conceptuel (2016), avec ses vingt-cinq contributions, montre, entre autres, que l’histoire des relations mouvantes que la sémiotique a entretenues avec cette problématique se confond avec l’histoire même 53 de la discipline. Histoire qui mériterait à elle seule une synthèse : les choix théoriques, avec leurs débats et leurs controverses, se nouent à la question du sujet, énonciatif et perceptif, ici rejeté, là suspendu ou au contraire, ailleurs, épousé et placé en position faîtière de la théorie du sens. Notre deuxième prémisse est également issue des Plis du visuel, où on lit, dans l’introduction signée des trois éditrices, que « la question de la transposabilité/transversalité de l’appareil formel de l’énonciation revient comme un leitmotiv dans plusieurs articles recueillis ici. » (Dondero, Beyaert, Moutat, 2017, p. 19). Transposabilité et transversalité entre langages, bien entendu, et plus spécifiquement entre l’énonciation verbale et l’énonciation visuelle. La question est obsédante : les concepts énonciatifs de l’univers verbal sont attestés par des marqueurs, avec les opérations qu’ils sous- tendent (personnes, dispositifs de la parole citée, déictiques, temps verbaux, modalisateurs de la parole, marques aspectuelles, etc.) qui sont absents des autres langages ; l’énonciation verbale dispose du métalangage, bavardant sur tous les langages en plus sien propre, le visuel non, il est « taciturne » (Derrida). Quelles sont alors les conditions de transposition de ces concepts et de ces opérations à l’image ? Et quel est le prix à payer pour le transfert du concept d’énonciation ? Nous ajouterons une troisième prémisse qui prolonge la précédente, et qui, d’une certaine manière, en fait partie. Elle concerne le statut de l’image, cette notion si flottante. On aimerait, sans pourtant être sûr d’y parvenir, pouvoir intégrer les différentes définitions de l’image – celles qui relèvent du visuel et celles qui relèvent du verbal – sous la même coiffe de l’énonciation, ce qui justifierait, en profondeur, à hauteur des opérations énonciatives justement, cette homonymie apparente. Se trouveraient ainsi réunies l’image au sens de « reproduction visuelle d’un objet sensible » (le cliché, le dessin, le reflet dans une glace par exemple), l’image au uploads/s3/ 611-article-text-1247-1-10-20201023.pdf

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