1913 Florian lllies 1913 Chronique d'un monde disparu traduit de l'allemand рог

1913 Florian lllies 1913 Chronique d'un monde disparu traduit de l'allemand рог F rede~c Joly PIRANHA La traduction de се livre а Ьeneficie d'une subvention du Goethe-lnstitut, finance par le ministere aUemand des Affaires etran geres. ~Q GOETHE ~INSТIТUT www.piranha.fr @ Edicio ns G.iJlimard pour les enraiis des lettres de Franz J<Jlfka (CErn,rtt romplhtt, ,. IV) Originally published as: "1913. Der Sommer desJahrhunderts" © S. Fischer Verlag GmbH, Frankfurt ат Main, 2012 © Piranha 2014, pour la traduction fran~e JдNVIER C'est le mois 011 Нider et Staline se rencontrent en se promenant dans le parc du palais de Schonbrunn, Thomas Mann est а deux doigts de se voir declare homosexuel, et Franz Kafl<a sur le point de tomЬer fou amoureux. Chez Sigmund Freud, une chatte se pre- lasse sur le divan. ll fait tres froid, la neige crisse sous les pieds. Else Lasker-Schiiler est totalement fauchee et folle amoureuse de Gottfried Benn, eUe re~oit une carte postale, illustree de chevaux, de Franz Маге, mais dit de Gabriele Miinter qu'elle est nulle. Emst Ludwig Кirchner dessine les cocottes de Potsdamer Platz. Le tout premier looping est tente. Mais cela ne sert а rien. Oswald Spengler travaille deja au Diclin de J'Ocddent. C'est la prenuere seconde de l'annee 1913. Un coup de feu retentit dans la nuit oЬscure. Un bref cliquetis, doigts tendus sur la gachette, puis un second coup, plus sourd. La police, avertie, se precipite sur place et апеtе inunediatement le tireur. 11 s'appelle Louis Armstrong. Le garfon, age de douze ans, avait voulu saluer la nouvelle annee а la Nouvelle-Orleans avec un revolver vole. La police le jette dans une cellule et, des le petit matin du 1"' janvier, l'envoie en maison de correction, la Colored Waifs' Ноте for Boys. 11 se comporte sur place de fafon si insensee que le directeur de l'insti- tution, Peter Davis, ne voit d'autre solution que lui mettre sponta- nement une trompette dans les mains (а vrai dire, il avait voulu le gifler). Mais Louis Armstrong, subitement, se tait, accepte presque tendrement l'instrument, et ses doigts qui avaient, tout juste la nuit precedente, taquine avec nervosite la gachette du revolver, se retrouvent de nouveau au contact d'un metal froid - si се n'est qu'ii la place d'un coup de feu, се sont ses toutes premieres notes, chaudes, folles, qu'il laisse s'echapper de la trompette. « Coup de feu а nunuit pile. Des cris dans la rue et sur le pont. Carillons et chants d'horloges. )> Des nouvelles de Prague : du о, Franz Кafka, un employe de la Compagnie d'assurances ouvrieres contre les accidents du travail pour le royaume de Boheme. Son puЬlic se trouve dans le lointain Berlin, dans l 'inuneuЬle а etages sis 9 JANVIER au numero 29 de l'lmmanuelkirchstra6e, il s'agit d'une seule per- sonne, mais qui est pour lui le monde entier: Felice Bauer, vingt- cinq ans, un peu Ьlonde, un peu osseuse, un peu degingandee, stenotypiste pour la societe Carl Lindstrбm. En aout, il pleuvait а torrents, ils avaient fait connaissance, brievement, elle les pieds trempes, et lui, tres vite, glaces. Mais, depuis lors, ils s' ecrivaient, la nuit, tandis que leurs farnilles dormaient, des lettres ardentes, merveilleuses, etranges, Ьouleversantes. Et, en general, une autre l'apres-midi suivante. Un jour, alors que Felice n'avait pas donne de ses nouvelles deux joumees durant, il s'etait mis, pris de desespoir, apres s'etre extirpe de reves agites, а travailler а La Mitmnurphose. 11 lui avait raconte cette histoire, terminee peu de temps avant Noёl (elle reposait maintenant dans son secretaire, rechauffee par les deux photos de Felice que celle-ci lui avait envoyees). Pourtant, avec quelle rapidite son Franz lointain et bien-aime pouvait se transformer en une insondaЬle enigme, Felice ne l'apprendrait pour la premiere fois qu'avec cette lettre de la Saint-Sylvestre. Кafka, а brule-pourpoint, у imagine en guise d'introduction, sur le mode de la triple supposition, leur decision de passer quelques jours а Francfort-sur-le-Main et, un soir, de s'y donner rendez-vous pour se rendre au theatre, у imagine Felice l'attendant се soir-lii en vain, pour ensuite le decouvrir au lit, decouvrir qu'il avait choisi d'y rester sans la prevenir, et l'imagine encore le frapper, de colere, de son parapluie. Et у evoque ensuite de fafon apparemment anodine leur arnour mutuel, у reve d'avoir la main droite attachee par le poignet, а jarnais, а sa main gauche. Pour poursuivre ainsi: «Apres tout il est toujours possiЬle qu'un couple lie de cette fafon ait ete conduit а l'echafaud. » Quelle pensee charmante pour une lettre de fiance ... On nes'est тете pas encore embrasse, et cet homme fan- tasme dejii d'aller ensemЬle а l'echafaud ... Кafka lui-meme semЬle brievement ebranle par се qu'il extrait de sa cervelle : «Mais que те passe-t-il par la tete ?» ecrit-il. I.:explication est simple : « C'est la faute du treize dans le nouveau chiffre de l'annee. » Et voilii comment debute 1913 dans la litterature mondiale : par un fan- tasme de violence. 10 19 13 Declaration de disparition. А disparu : la Мопа Lisa de Leonard. Volee au Louvre en 1911, elle n'a toujours pas reapparu. РаЫо Picasso est entendu par la police parisienne, mais il а un alibi et est autorise а rentrer chez lui. Au Louvre, les Fraщ,ais eplores deposent des Ьouquets aux pieds du mur nu. Dans les premiers jours de l'annee - quand exactement, nous l'ignorons -, un Russe de trente-quatre ans, un tantinet neglige, arrive par le train de Cracovie а la gare Nord de Vienne. Bour- rasques de neige а l'exterieur. 11 boite. 11 n'a pas encore lave ses cheveux cette annee, et sa moustache touffue, qui s'etale comme des broussailles envahissantes sous son nez, ne peut dissimuler les marques de variole constellant son visage. 11 porte des chaussures de paysan russe, et une valise pleine а craquer. А peine arrive, il monte tout de suite dans un tramway qui doit le conduire а Hietzing. Son passeport porte le nom de Stavros Papadopoulos, cense evoquer un melange de grec et de georgien et, devant sa degaine, et dans се froid per~t, aucun garde-frontiere ne l'a retenu. А Cracovie, dans un autre exil, il а, le soir precedent, battu Lenine aux echecs une demiere fois, la septieme fois d'affilee. Les echecs etaient son affaire, bien plus que le velo. Lenine avait desesperement tente de le lui apprendre. Les revolutionnaires devaient aller vite, lui avait-il raЫiche. Pourtant, l'homme qui s'appelait en verite Josef WJSsarionowitsch Dschugaschwili, et dont le nom etait desormais Stavros Papadopoulos, n'avait pu apprendre le velo. Peu de temps avant Noёl, il avait fait une mauvaise chute sur les paves verglaces de Cracovie. Sa jambe etait encore couverte d'eraflures, son genou etait foule, et iJ ne pouvait а nouveau poser un pied devant l'autre que depuis deux jours seulement. Mon « magnifique Georges», l'avait appele Lenine en souriant, tandis qu'il s'approchait de lui en boitant pour se saisir du faux passeport qu'on lui avait prepare en prevision de son voyage pour Vienne. Et maintenant, Ьоn voyage, camarade. II avait franchi les frontieres sans etre inquiete, febrilement penche, dans son train, sur ses manuscrits et sur ses livres, qu'il 11 JANVIER avait fourres frenetiquement dans sa valise chaque fois qu'il lui avait fallu changer de train. Maintenant, arrive а Vienne, iJ allait se debarrasser de son nom d'emprunt georgien. А partir du mois de janvier 1913, il dirait : mon nom est Staline, Joseph Staline. Lorsqu'il etait sorti du tram, iJ avait contemple, а sa droite, le palais de Schonbrunn, dont le superЬe eclairage jurait avec le gris mat hivemal, et le parc der- riere lui. 11 penetre dans le Ыitiment du 3 О, Schonbrunner Schlo6- stra6e, comme il est ecrit sur le petit bout de papier que Unine lui а donne. Puis : «Appuyer sur la sonnette au nom de Trojanowslci». II secoue donc la neige de ses chaussures, se mouche dans son mou- choir, et appuie avec quelque nervosite sur le bouton. А l'apparition de la domestique, il prononce le nom de code convenu. Une chatte entre furtivement au 19, Berggasse, Vienne, dans le bureau de Sigmund Freud, ou vient justement de se reunir pour travailler la Societe du mercredi. Cette visite surprise avait ete precedee d'une autre peu de temps auparavant : dejii, а la fin de l'automne, Lou Andreas-Salome s'etait jointe а cette reunion tres masculine, dans un premier temps zieutee d'un air sou~onneux, mais sa presence etait desormais veneree avec langueur. А sa jarre- tiere, Lou Andreas-Salome avait accroche les nombreux scalps des grands esprits qu'elle avait abattus : avec Nietzsche elle etait allee dans un confessionnal de la basilique Saint-Pierre; avec Rilke, au lit, et en Russie, chez Tolstoi"; Frank Wedelcind avait soi-disant choisi d'intituler son reuvre LuJu en pensant а elle; et Richard Strauss de meme avec sa Sn/omi. Maintenant, sa demiere prise, du moins sur le plan intellectuel, etait Freud - cet hiver-lii, elle serait meme autorisee а sejoumer au meme etage que son cabinet de travail, elle converserait avec lui а propos uploads/s1/illies-f-1913-chronique-d-x27-un-monde-disparu.pdf

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  • Publié le Jan 08, 2023
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